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[Danse] Léa Tirabasso, à corps perdu


Vendredi soir, Léa Tirabasso a reçu le Danzpräis des mains de la Grande-Duchesse Maria Teresa et de Carole Lorang, directrice du théâtre d’Esch.

Récompensée par le Danzpräis, la chorégraphe et danseuse Léa Tirabasso construit une œuvre qui, tout en questionnant le corps et son étrangeté, brosse un portrait philosophique de l’humain dans le monde actuel.

Un secret, oui, mais pas une surprise. Ainsi, sept ans après avoir reçu le prestigieux prix Arts et Lettres de l’Institut Grand-Ducal – dont elle est à ce jour l’unique récipiendaire venue du monde de la danse –, Léa Tirabasso a été distinguée, vendredi soir, du Danzpräis 2023. Sur la scène du théâtre d’Esch, la chorégraphe et danseuse dit pourtant recevoir ce prix «au moment où l’on reste vulnérable» – elle parle de sa profession, fragilisée durant la pandémie et «aux prises avec les institutions culturelles», dont elle est de plus en plus dépendante, mais aussi de son outil de choix, un «corps qui se transforme» et qui les remet, elle et son travail, en question, atteignant ici une étape décisive dans une carrière en mouvement constant.

C’est avec Léa Tirabasso que le Centre national de littérature (CNL) a inauguré en 2022 sa collection «Choreographical Talks», qui encourage les chorégraphes à (d)écrire leur travail et leur approche de la discipline. L’artiste y demandait : «Pourquoi utiliser les mots quand un corps dans l’espace reflète tellement mieux le monde tel qu’il m’apparaît?» Les mots sont définitifs, imprimés pour toujours sur le papier. Et incapables de transmettre comme elle le fait les vertiges et les sensations du corps en mouvement, qui réfléchit à sa liberté et ses limites à travers ce qu’il a de plus étrange.

Dans la pièce The Ephemeral Life of an Octopus (2019), la trentenaire explorait notamment la trahison du corps, elle qui s’est «sentie lâchée» par lui lorsqu’on lui a diagnostiqué un cancer de l’ovaire. Et d’aller chercher par la danse ce qui, dans notre organisme, échappe à toute forme de contrôle. Le lâcher prise, le chaos consenti, était à l’inverse le postulat de TOYS (2017), sa précédente production, en forme de fête de tous les excès; un commentaire quasi dystopique sur l’insouciance et l’attirance de la jeunesse pour la mort, ou, du moins, pour le besoin de la tromper.

Intense à chaque mouvement

Chez l’artiste, née il y a 38 ans à l’abri de la mine de fer de Moyeuvre-Grande, en Moselle, l’expression du corps confronte ses caractéristiques animales et son extrême fragilité. La fondamentale d’une œuvre qui regarde l’humain avant toute chose, souvent représenté comme un tout, aux contours plus ou moins monstrueux. «Dans mon travail, les corps sont tout le temps collés. Il y a beaucoup de contact, de sueur, de fluides corporels échangés», analysait la chorégraphe en 2020 dans nos colonnes. Son art, hérité de la danse théâtrale, est intense à chaque instant, à chaque mouvement. C’est un art du burlesque, de la frénésie, du présent, qui laisse transparaître le sentiment de vide, social ou existentiel, et les terreurs profondes qui accompagnent l’humain, le poussant à revêtir des masques pour leur échapper. C’est un monde, le nôtre, où règne l’humain-paradoxe.

Avec une ironie féroce, Léa Tirabasso s’était réapproprié la figure de la sorcière dans sa première pièce de chorégraphe, Simones (2013), pour pointer du doigt ce que la société attend de la femme, et y mettre au feu les stéréotypes de la féminité; l’œuvre a déclenché d’autres questions qui ont abouti, avec XX – A Further Study (2013) et In Wonderland (2014), à un triptyque explosif qui a très vite assis l’artiste dans le petit monde de la danse au Luxembourg. Dès lors, son regard provocateur dicte, une pièce après l’autre, une sorte de grand traité philosophique sur ce(ux) qui hante(nt) le monde actuel. Pas avec des mots, donc, mais avec le geste, le seul langage capable, finalement, de témoigner d’un monde et d’un art toujours en mouvement.

«Ensemble, on crée»

Les squelettes de ses pièces sont façonnés après «des mois et des mois de recherches, de rencontres, de discussions (ou) de résidences» préalables au dur travail chorégraphique. L’artiste expliquait souvent ressentir le besoin, plus tard, de présenter une première forme non aboutie de son travail; une étape qui lui permet de remettre en question, d’affiner, de développer, de préciser.

À chaque phase d’une nouvelle création, la chorégraphe basée à Londres tâtonne pour mieux «trouver son chemin», mais toujours dans une manœuvre participative, avec l’expérience collective comme mètre-étalon. Mais aussi comme socle de soutien et d’encouragement, qu’il s’agisse de ses parents («Avoir un enfant qui veut commencer la danse tôt, c’est un effort familial», dit-elle), de ses collaborateurs et de sa famille professionnelle au Luxembourg, parmi lesquels deux soutiens indéfectibles, Jérôme Konen, à la tête du Kinneksbond, et Bernard Baumgarten, directeur du Centre de création chorégraphique du Luxembourg – «ma deuxième maison», glisse Léa Tirabasso, qui fréquente le lieu depuis une vingtaine d’années. Comme les corps englués les uns contre les autres qu’elle met en scène, la chorégraphe a besoin de l’ensemble pour élaborer un projet. «Ensemble, on transpire, on doute, on détermine, on crée.»

«Aujourd’hui, ma réussite, c’est d’être capable de continuer à créer», dit ainsi celle qui est attendue, en novembre 2024, avec sa nouvelle création, In the Bushes, qu’elle décrit comme «un rite, une hypnose, une célébration de nos âmes nues, sauvages et exposées». Conçue pour six danseurs, on l’imagine déjà comme l’une de ses pièces les plus audacieuses. Ce qui n’est pas rien, au vu de l’impressionnant corpus qu’elle laisse déjà dans son sillage.

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