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[Critique ciné] «Yannick», que ceux qui sont assis se lèvent


Un film offert comme une petite surprise estivale. Il est peu dire que Quentin Dupieux a le sens de l’euphémisme.

Toujours concis et chirurgical, le maître de l’absurde balance sans prévenir son film le plus… logique ? …réaliste ? …concret ? Yannick est un peu de tout cela, oui. Mais ce serait oublier que Dupieux a utilisé le cinéma comme un moyen de brouiller les pistes du plausible, entre le rêve lynchien d’un cinéaste en crise (le bien nommé Réalité, 2015) et l’exploration des velléités artistiques d’un quadragénaire obsédé par sa veste à franges (Le Daim, 2019). Et il ne fait aucun doute, depuis qu’il vogue à un rythme de croisière de deux films par an, que Quentin Dupieux conçoit le cinéma comme une façon ponctuelle de questionner sa propre réalité, «24 fois par seconde»… À l’image d’Alain Chabat, qui, un soir qu’il va au cinéma, interrompt la projection car le film qu’il voit est «en réalité» celui qu’il est en train de réaliser. Ou de Jean Dujardin, qui fait de sa virée meurtrière un objet d’art. Que ses personnages soient devant ou derrière, l’écran – et toute l’idée même du cinéma – est le symbole du décalage avec le monde. Il a le pouvoir de tout remettre en question, à commencer par soi-même, et de tout (ré)inventer. Mais il est aussi un abîme qui renferme toutes les dérives plus sombres et dangereuses de l’œuvre «no reason» de Dupieux. Ses personnages y sombrent parfois, laissant le réel derrière eux, au risque d’y perdre la tête – parfois littéralement.

Le film le plus radical de Quentin Dupieux

Le nouveau héros de Quentin Dupieux vit les deux pieds dans le réel. Décalé, lui aussi, mais pour une raison somme toute banale : ses horaires de travail. Le garçon est veilleur de nuit. Un soir qu’il peut enfin profiter d’un repos, ce n’est pas devant un écran de cinéma, encore moins devant sa télévision, qu’il va perdre son temps, mais au théâtre. Du spectacle «vivant» en guise de «réel», dans tout ce qu’il a de plus clownesque : une pièce de boulevard intitulée Le Cocu, jouée par un triangle d’acteurs épouvantables et écrite avec les pieds. Yannick, qui a fait tout ce long chemin à pied, en transports en commun puis de nouveau à pied (puis idem dans l’autre sens), est venu enfin se détendre. Et, pourquoi pas, rire un peu – ce que valent bien les 16 euros qu’a coûté la place. Mais devant un tel désastre, c’est Yannick qui se sent trompé. Au point d’exiger sous la menace qu’on lui donne sur scène ce qu’il est venu demander : du divertissement.

Vingt-deux ans après le Nonfilm (2001), l’Alpha qui posait toutes les bases du cinéma absurde de Quentin Dupieux, Yannick se pose comme l’Oméga. Un film où l’absurde est amené par l’absence d’un concept absurde. (Il faut remarquer au passage que ce sont les deux plus «petites» œuvres du cinéaste, tant pour la durée que pour leur mode de production opérant sous les radars de l’industrie.) On voit dans le pétage de plombs de Yannick, davantage le Michael Douglas de Falling Down (Joel Schumacher, 1993) que les rôles donnés par Dupieux à Dujardin ou Chabat. L’exception, pourtant bien «dupieusienne», est que l’auteur procède à un choc entre l’art et la réalité en temps «réel», favorisé par la scène et les acteurs «vivants» pour se réinventer en direct.

Alors Yannick pourrait bien être le film le plus radical de Quentin Dupieux. La confrontation, à l’intensité progressive – le film démarre comme une mauvaise pièce filmée, étirée jusqu’à l’irruption de Yannick dans l’équation –, va jusqu’à atteindre un vrai pic de violence lorsque Paul Rivière (Pio Marmaï), ridicule dans son costume et jaloux que Yannick ait réussi à se mettre le public dans la poche, tente de reprendre possession de «sa» scène en humiliant le jeune homme. Alors, Dupieux transforme le théâtre en tribunal, partagé entre pro- et anti-Yannick. Derrière la comédie (anti)conceptuelle, franchement la plus tordante de son auteur, se cache un film social qui ne se dit pas. Yannick, qui franchit la ligne interdite de spectateur à artiste, c’est une autre itération de la figure de l’auteur chez Dupieux; mais Yannick, surtout, c’est nous tous, ceux qui refusent qu’on leur serve de la bouillie quand on commande un bon plat. C’est une petite ode à ceux «qu’on ne voit pas» (le public), c’est un appel à se lever quand on nous oblige à rester assis. Quentin Dupieux n’a pas à s’excuser de la noirceur qui rôde souvent dans ses détours absurdes : quand il met en scène le réel, même avec un certain espoir, tout converge irrémédiablement vers la tragédie.

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