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[Cinéma] Zones d’ombre à Milan


«Comme nous tous, Franco Amore a ses zones grises, c’est ce qui le rend reconnaissable et intéressant», juge son interprète, Pierfrancesco Favino. (Photo : loris t. zambelli)

Porté à bout de bras par Pierfrancesco Favino en colosse fragile, L’ultima notte di Amore ressuscite le cinéma policier à l’italienne. Un tour de force signé Andrea Di Stefano.

Dès sa sortie sur les écrans italiens, en mars, L’ultima notte di Amore s’est hissé à la deuxième place du box office, derrière… John Wick 4, sa parfaite antithèse. En salle 1, un héros à l’épreuve du temps et des balles, embarqué dans une aventure impossible aux quatre coins du monde; en salle 2, un simple flic à qui tout échappe, qui traverse sa dernière nuit avant la retraite, dans une ville filmée comme une arène. La silhouette élancée et le visage impassible de Keanu Reeves contre la présence, physiquement massive mais émotionnellement fragile, de Pierfrancesco Favino, plus que jamais colosse sculpté dans l’argile.

Pour son premier film tourné dans sa langue natale, Andrea Di Stefano – qui, aux œÉtats-Unis, avait réalisé le biopic de Pablo Escobar Paradise Lost (2014), avec Benicio del Toro, et le film d’action The Informer (2019) – ressuscite le cinéma policier et l’ancre dans une réalité toute contemporaine, sans jamais renier l’âge d’or du polar à l’italienne, qui a traversé toutes les années de plomb, des premières années 1970 à l’aube des années 1980.

«Le cinéma (italien) vit par vagues. Il suffit de penser à ce qui s’est passé avec Romanzo criminale (Michele Placido, 2005) et Gomorra (Matteo Garrone, 2008), qui ont recréé un genre qui ne se faisait plus depuis si longtemps», analyse Pierfrancesco Favino.

Bien que très éloigné des deux exemples cités, tous deux tirés d’histoires vraies, L’ultima notte di Amore se pose comme un prolongement du savoir-faire transalpin en matière de film noir, avec ses personnages sur la corde raide, ses décors urbains poisseux qui remplacent les grands espaces du western – autre spécialité italienne d’antan – et un discours social à lire entre les lignes. Andrea Di Stefano raconte : «Je voulais faire un film comme on en faisait autrefois, sur pellicule. Je voulais le tourner de nuit, tout en clair-obscur, avec ce jaune or qui raconte la richesse de Milan, et qui crée des ombres et des rais de lumière sur les acteurs (…) Je voulais que le protagoniste se camoufle dans ces zones d’ombre.»

Le personnage, qui donne son nom à un titre faussement romantique, s’appelle Franco Amore. Après 35 ans de service de nuit à la police judiciaire de Milan, voici venu le temps de la retraite. Pour fêter la fin d’une vie et le début d’une autre, Viviana (Linda Caridi), sa femme, lui a organisé une surprise… Mais la fête tourne court lorsque Franco est demandé sur une scène de crime : l’une des victimes, Dino, son collègue et ami de toujours, a été retrouvé mort dans une affaire de trafic de diamants. Jusqu’au lever du soleil, Franco, qui a mis un point d’honneur à ne jamais utiliser son arme de service au cours de sa carrière, va vivre les heures les plus difficiles de sa vie de flic, mettant en danger son travail, son couple et sa propre vie.

Andrea Di Stefano ne se dit «pas particulièrement intéressé par les films d’action ou les thrillers». «Le genre (policier), ici, est un instrument qui me permet de raconter le monde criminel de Milan et les doubles boulots que font les policiers pour joindre les deux bouts, avec plus de liberté que dans un film à portée sociale.» Et si son troisième long métrage n’est pas avare en scènes d’action – réalisées quasiment sans trucages –, le réalisateur cherche plutôt à creuser le caractère de son protagoniste, un «homme honnête», comme Franco l’écrit lui-même dans le discours qu’il doit donner devant ses collègues.

Franco est un policier ordinaire (…) pas un héros à la Bruce Willis

On a vu Pierfrancesco Favino incarner un flic fascisant dans A.C.A.B. (Stefano Sollima, 2012) ou un commissaire victime d’un attentat dans Padrenostro (Claudio Noce, 2020). On l’a vu, aussi, de l’autre côté de la loi, mais jamais son visage dur, buriné, typiquement méridional, n’avait fait passer autant d’émotions. «Franco est un policier ordinaire, celui que l’on peut croiser dans la file d’attente lorsqu’on va renouveler son passeport. Ce n’est pas un héros à la Bruce Willis», tranche l’acteur. La chronologie déconstruite du film met des mots sur ses troubles, grâce aux réitérations de scènes et aux changements de point de vue adoptés par le réalisateur, cachant ses meilleurs détails au creux du dialogue.

Favino est l’un des meilleurs acteurs italiens. Il est encore une fois immense dans ce rôle instable, plein de faux-semblants, mais dont on ne questionne jamais l’humanité profonde : «Il se dit honnête, et c’est ce que les autres pensent de lui aussi. Comme nous tous, il a ses zones grises, c’est ce qui le rend reconnaissable et intéressant. Si l’on pense aux grands héros du cinéma italien, presque tous avaient des zones d’ombre.» Engagé dans un métier qu’il aime, pris dans un système qui le méprise; et si la solution, pour pimenter sa maigre pension, était de travailler – humblement – pour le crime organisé?

Le film brosse un portrait très actuel de Milan, capitale économique de l’Italie qui s’est toujours adaptée aux différentes évolutions de la pègre – ici, c’est la mafia chinoise, en écho à l’une des plus récentes et importantes communautés installées dans la ville, qui est mise en scène. Il est cependant difficile de ne pas penser aux films noirs des années 1970 devant L’ultima notte di Amore : la musique, signée Santi Pulvirenti, évoque le rock progressif d’Osanna, les clavecins de Stelvio Cipriani et les sifflements d’Ennio Morricone.

Le premier plan du film, une vue aérienne de la ville (on survole le cœur historique vers le nord, le quartier d’affaires de Porta Nuova et Chinatown à sa gauche, pour revenir vers la gare centrale et s’arrêter devant la fenêtre de l’appartement de Franco), fait même écho au chef-d’œuvre méconnu Milano calibro 9 (Fernando Di Leo, 1972), qui s’ouvrait en montrant une valise bourrée d’explosifs, passant de main en main à partir du parvis du Duomo et à travers toute la ville, jusqu’au lieu de l’attentat.

Andrea Di Stefano embrasse ces inspirations sans en faire une revendication. C’est plutôt à la doctrine hitchcockienne, brillamment assimilée, qu’il doit la réussite de son film : «Le danger existe, mais on ne sait jamais d’où il vient.»

L’ultima notte di Amore, d’Andrea Di Stefano.

 

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