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[Cinéma] «The Sweet East», fugue américaine


Lillian (Talia Ryder), héroïne délurée aux yeux de biche, gagne nos cœurs dès la chanson du générique de début, qu’elle chante à son reflet dans le miroir. (Photo : cherry pickers)

Une lycéenne fugue à la découverte de l’est des États-Unis : c’est le point de départ de The Sweet East, satire picaresque et insolente qui révèle un grand cinéaste, Sean Price Williams, et une actrice au naturel troublant, Talia Ryder.

Dans un rêve, on n’est pas obligé de tout expliquer, tout n’a pas besoin d’avoir du sens», affirme Sean Price Williams pour décrire The Sweet East, son extravagant premier long métrage. Un film libre et effronté, à la fois conte et satire, avec son lot de complotistes néonazis, d’artistes punks et de musulmans dédiés à l’amour d’Allah et de la musique techno… L’Amérique d’aujourd’hui et ses fractures défilent sur une image granuleuse (un délice pour les yeux), pour une expérience excessive que l’on n’est pas près d’oublier.

Tout commence lors d’un voyage scolaire à Washington. Lilian (Talia Ryder) semble passablement blasée de ses camarades de lycée, de son petit copain, des visites de monuments et des mauvais imitateurs de George Washington croisés dans les rues de la capitale. Alors quand un individu armé sème la panique dans une pizzeria, Lillian en profite pour fuguer avec un autre client, un punk à la crinière blonde peroxydée. Dans le squat de Baltimore qu’il occupe avec sa bande d’antifas, Caleb (Earl Cave) crée des performances d’art vidéo, se définit comme «artivist» et se montre un peu trop fan de piercings. Si Lillian imaginait d’ailleurs que le lendemain, les marginaux la ramèneraient vers Washington, eux ont plutôt prévu d’aller chahuter un rassemblement d’extrême droite…

Lillian, Alice, Candy, Céline et Julie

Ainsi démarrent les pérégrinations de notre héroïne délurée, lointaine descendante d’Alice au pays des merveilles à l’heure de l’Amérique post-Trump. Sa trajectoire vers le nord de la côte est téléscope les vies de Lawrence, professeur d’université et complotiste néonazi qui devient le «sugar daddy» chaste de la lycéenne (Simon Rex est excellent dans le rôle), de Molly et Matthew (Jeremy O. Harris et Ayo Edebiri), deux cinéastes new-yorkais qui proposent un rôle à Lillian dans leur prochain film, aux côtés d’un jeune bourreau des cœurs (Jacob Elordi) ou encore des membres d’une communauté islamique et strictement masculine recluse au fond des bois.

Sur un brillant scénario de son ami de jeunesse Nick Pinkerton, Sean Price Williams aborde l’odyssée de Lillian sous l’angle de la «comédie d’aventure un peu fantaisiste», qui puise son inspiration dans les «nouvelles vagues» européennes et leur goût plus ou moins effronté du récit picaresque : Les Petites Marguerites (Věra Chytilová, 1966), Candy (Christian Marquand, 1968), Céline et Julie vont en bateau (Jacques Rivette, 1974), Sweet Movie (Dušan Makavejev, 1974), Alice ou la dernière fugue (Claude Chabrol, 1977)… «C’est vrai que je vois beaucoup plus de films étrangers que de films américains», précise le réalisateur autodidacte, un fils de mécanicien qui a longtemps travaillé dans un vidéoclub avec son scénariste. C’est là, dit-il, qu’il a «tout appris». Tourné sur pellicule 16mm, son film est caractérisé par la même poésie brute propre aux films cités précédemment, émaillée de pirouettes expressionnistes empruntées au cinéma muet ou aux films dits de «série B». «On est des cinéphiles, et les seuls films américains qu’on regarde sont ceux des années 1970 ou d’avant.»

Le cinéma américain chlingue depuis longtemps. Mais mon boulot maintenant, c’est de le rendre meilleur!

Si The Sweet East a fait sensation à la dernière Quinzaine des cinéastes de Cannes puis au festival du Film américain de Deauville, d’où il est reparti avec le prix du jury, c’est d’abord en tant que directeur de la photographie que Sean Price Williams s’est fait un nom. Auprès d’Abel Ferrara (le documentaire Mulberry St., 2010) et, surtout, les frères Safdie (Good Time, 2017) et Alex Ross Perry (Queen of Earth, 2015), le grand gaillard de 46 ans aux cheveux longs et à la barbe poivre et sel a laissé sa marque sur le cinéma indépendant new-yorkais. Le film se déroule d’ailleurs sur une partie de la côte est car «c’est ce que je connais le mieux», dit Sean Price Williams. «Je viens d’un petit village rural du Maryland et je vis aujourd’hui à New York. La plupart des lieux correspondent à des endroits où j’ai vécu», et certains personnages sont inspirés de souvenirs et de vieilles connaissances. En tant que directeur de la photographie et cinéaste, il exerce en marge du système, s’oppose aux plateformes et milite pour un cinéma farouchement indépendant : «Je pense que le cinéma américain chlingue depuis longtemps. Mais mon boulot maintenant, c’est de le rendre meilleur!»

Talia Ryder, la révélation

Le film «est une satire» et est «totalement américain», clame son réalisateur; pour autant, «on ne parle jamais de Trump ou d’évènements actuels». Derrière l’esthétique «seventies», les références au réseau complotiste QAnon, à la «cancel culture» ou au climat de terreur généralisée sont pourtant bien en lien avec l’Amérique d’aujourd’hui. «Je pense qu’un bon Américain doit être critique (…) C’est ce que j’aime dans ce pays : ce qui est bien aujourd’hui sera mauvais demain, et vice versa», abonde le réalisateur.

Ainsi, c’est moins de «l’autre» que de «notre» côté du miroir que passe Lillian, protagoniste mutine et faussement passive aux yeux de biche, partie découvrir le monde qui l’entoure tout en ayant toujours un coup d’avance sur lui. D’un naturel spectaculaire, en t-shirt Led Zeppelin ou en robe victorienne, Talia Ryder s’impose avec sa performance comme la révélation américaine de l’année; elle gagne nos cœurs dès la chanson du générique de début, qu’elle chante à son reflet dans le miroir. Pour son sens affûté de l’observation et et choix esthétiques rafraîchissants, le film, lui, est à ranger parmi les chefs-d’œuvre du nouveau cinéma américain – même si Sean Price Williams prévient que le voyage de Lillian «pourrait continuer. J’ai pensé à une suite (…) Ce sera différent, mais ce sera toujours une comédie.» Après tout, pour exercer son métier, il n’a besoin que de deux choses : «Je veux juste une caméra 16mm, un peu de lumière et c’est tout. Ça suffit pour faire un film.»

The Sweet East, de Sean Price Williams.

 

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