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André Franquin, le vieux gamin


Cette année, on fête les cent ans d’André Franquin, un des géants de la BD. Pour l’occasion, un spécialiste de son art, Bob Garcia, publie Franquin. Les secrets d’une œuvre. Indispensable.

L’histoire commence à Etterbeek, un faubourg de Bruxelles. On n’est pas loin du Muséum des sciences naturelles et du parc du Cinquantenaire. C’est là que vivent Albert et Henriette Franquin. Lui dessine, dans son temps libre, des oiseaux pour le bulletin de son club d’ornithologie; elle est mère au foyer.

Le 3 janvier 1924, elle donne naissance à un garçon : André, qui restera enfant unique. Cette année 2024 est donc celle du centenaire de sa naissance, événement fêté entre autres par la parution d’un livre passionnant et sacrément documenté : Franquin. Les secrets d’une œuvre. Un texte signé par Bob Garcia, auteur de romans policiers et grand spécialiste de l’œuvre… d’Hergé! Toutefois, comme il le prouve avec ce livre, celle de Franquin n’a pas non plus de secret pour lui.

En près de trois cent cinquante pages, il décortique et décrypte jusque dans ses moindres recoins la production d’André Franquin. Avec une méthode infaillible, autour de plusieurs critères : les sources, les influences et les réminiscences de l’auteur, l’aspect historique et autobiographique de son œuvre, les innombrables clins d’œil adressés au lecteur…

Au fil des pages, les illustrations (signées Sternic) permettent «au lecteur de « mettre un visage » sur tel ou tel personnage bien réel dont s’est inspiré Franquin, se représenter tel ou tel lieu spécifique». De prendre conscience aussi que le père de Gaston a été un des maîtres de la bande dessinée de la seconde moitié du XXe siècle.

Même si, souvent, l’auteur lui-même tempérait ces éloges : «Je n’ai jamais fait de BD avant de devenir un « professionnel ». Je suis arrivé chez mon éditeur, Charles Dupuis, en n’ayant jamais pratiqué, sauf peut-être deux ou trois images d’essai avant d’attaquer Spirou…».

Autre grand spécialiste du dessinateur belge, Numa Sadoul raconte «son» Franquin : «Entre les cases de son œuvre transparaissent la stricte liberté de pensée, la tolérance, le non-conformisme, mais toujours soucieux du respect d’autrui. Il ne veut rien improviser, il n’aime pas choquer, il ne provoque pas, du moins pas consciemment. Il essaie seulement d’être André Franquin parmi ses semblables, qu’il souhaiterait parfois moins durs, moins panurgiens, moins impérialistes. Qu’on lui foute la paix, c’est sa règle de vie, mais qu’on la foute aussi aux autres, car les malheurs de ses contemporains ne le laissent pas de marbre…».

L’histoire dit aussi que le petit André Franquin, à peine sut-il lire, plongea dans des bandes dessinées comme Mickey, Robinson, Hop-là, Le Petit Vingtième, Pim Pam Poum, et qu’à onze ans et demi, il remporta sa première distinction : il a en effet envoyé, à l’occasion d’un concours, quatre dessins, dont l’un représentant un chef indien debout devant des tipis. Il gagne et l’illustration paraît dans le journal organisateur. C’est (et ça restera) son premier dessin publié… De nombreuses années plus tard, Hergé dira lui-même : «Comment peut-on nous comparer? Lui, c’est un grand artiste, à côté duquel je ne suis qu’un piètre dessinateur». Franquin tenait pourtant Hergé pour son «grand frère».

Au temps de la jeunesse, il lui arrive de «croquer des scènes et de faire des caricatures de mon entourage. Au collège, je dessinais un peu pendant les cours. Mais de toute façon, je savais que je serais dessinateur». Au désespoir de son père qui l’imaginait ingénieur agronome… En 1945, il débute véritablement et rencontre Morris – le futur créateur de Lucky Luke.

Un an plus tard, il dessine Spirou et Fantasio… Séjour aux États-Unis, retour à Bruxelles, il donne un nouveau souffle à ce duo mythique. Brouille avec Dupuis, création de l’atelier Franquin, les personnages font la farandole : Spirou, Fantasio, Modeste, Pompon, le Marsupilami…

Et enfin, en 1957, Franquin crée Lagaffe, Gaston de son prénom. En 1974, il sera le premier lauréat du festival d’Angoulême… et en 2023, le dessinateur et scénariste québécois Delaf confiera : «Franquin était un hypersensible. Il voyait des choses que 99 % des gens ne voient pas… et en nous faisant rire de choses très émouvantes». À Franquin, la BD reconnaissante!

Franquin. Les secrets d’une œuvre, de Bob Garcia. Éditions du Rocher.

M’enfin, Gaston!

De la farandole de personnages créés par André Franquin, on apprécie Spirou, Fantasio, Modeste, Pompon, le Marsupilami, Mademoiselle Jeanne ou encore Zorglub. Mais, par-dessus tout, il y a Gaston Lagaffe, star parmi les stars «franquiniennes», né sous sa plume en 1957. Interrogé sur son héros – magnifique et éternel antihéros –, le dessinateur confia : «Je ne sais plus comment l’idée m’en est venue. Le rédacteur en chef de l’époque était très ouvert à toutes les suggestions. Un jour, je suis allé le trouver en lui disant qu’il serait peut-être amusant d’essayer dans le journal un personnage qui ne figurerait pas dans une BD parce que, contrairement aux héros, il n’aurait aucune qualité : il serait con, pas beau, pas fort : ce serait un « héros sans emploi »».

En plus d’apparitions dans l’hebdomadaire Spirou, André Franquin dessinera, entre 1960 et 2018, pas moins de vingt et un albums avec Gaston Lagaffe pour seul et unique sujet. Avec l’employé de bureau le plus célèbre du monde, c’est un feu d’artifice permanent!

Au programme : des gaffes, des inventions, une victime idéale (Prunelle), de l’angoisse existentielle, une philosophie de vie… Une poésie extracosmique aussi. Antihéros par excellence et roi incontesté de la gaffe, Gaston est l’héritier direct du beatnik américain honoré dans On the Road, le livre culte de Jack Kerouac, publié en 1957.

Chez Kerouac puis chez Franquin, le personnage est pacifiste, refuse de travailler, aime le jazz et la vie bohème, a abandonné la cravate, porte les cheveux longs et ne les peigne pas, se balade en jeans et col roulé, duffle-coat sur le dos, sandales aux pieds. Il est cool, il accumule les «goofs» (gaffes en français).

Et voilà comment André Franquin a invité ses (jeunes) lecteurs et lectrices à une remise en question – toujours plaisante et humoristique, avec ce sacré employé de bureau qu’est Gaston. Lequel aura deux héritiers : le Grand Duduche de Cabu et The Big Lebowski, héros du film éponyme des frères Joel et Ethan Coen, sorti en 1998. Dans Franquin. Les secrets d’une œuvre, Bob Garcia lui consacre un des quatre chapitres.

Et décrypte le phénomène : «Au fil des semaines, on le voit faire des bulles de savon, des avions en papier, introduire des souris blanches dans la rédaction ou mettre le feu à un extincteur, ce qui donne une idée de la capacité de nuisance de l’individu… Fantasio est dépité : « Ce gars-là, il n’est bon à rien! On l’avait chargé de faire quelques courses à vélo et il a eu trois accidents! Il ne sait même pas rouler à bicyclette. Il est trop bête! »».

Ce même Fantasio s’adressera aussi au lecteur : «Ce jeune homme, qui répond – parfois – au nom de Gaston, constitue pour la rédaction tout entière un problème quasi insoluble. De sorte que Spirou est le seul journal au monde qui possède un héros en trop!». Le 5 janvier 1997, Gaston Lagaffe est orphelin : André Franquin, son créateur, est mort à Saint-Laurent-du-Var.

Le 22 novembre 2023, après une longue bataille juridique avec la fille du dessinateur, les éditions Dupuis faisaient renaître l’antihéros, l’employé pas modèle de bureau. Ce fut Le Retour de Lagaffe, dessiné et scénarisé par le Québécois Delaf (d’après Franquin, précision de l’éditeur). Plus qu’une suite, un hommage. M’enfin!

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