La morale face à la loi. Tel est l’affrontement qui a trouvé son épilogue ce mardi matin, au 7e jour du procès des lanceurs d’alerte des LuxLeaks, avec d’un côté les avocats d’Antoine Deltour plaidant l’acquittement, de l’autre le procureur requérant 18 mois de prison contre les deux ex-employés de PwC.
« Le système des sociétés boîtes aux lettres est immoral et injuste. Condamner Edouard Perrin, qui a enfin réussi à éclairer l’Europe et le monde, serait immoral et injuste. » En plaidant ainsi ce mardi matin devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg, Me Roland Michel, l’avocat du journaliste français inculpé, a résumé le dilemme de ce procès LuxLeaks. La morale peut-elle faire force de loi, lorsqu’il s’agit de défendre l’intérêt général de millions de contribuables face aux intérêts particuliers de quelques centaines de multinationales ?
Les faits de vol de documents et de violation du secret professionnel étant reconnus par les deux lanceurs d’alerte, à quelques réserves juridiques près, il s’agit bien de savoir si ces actes peuvent rester impunis au regard du droit. Car c’est bien l’acquittement qu’ont plaidé les avocats d’Antoine Deltour ce mardi, comme l’avaient fait ceux de Raphaël Halet mercredi dernier.
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Le droit donc. Me Philippe Penning, conseil de l’ex-employé de PwC, a notamment invoqué « l’état de nécessité », qui autorise à commettre un acte illégal au nom d’un intérêt supérieur. Puis Me William Bourdon s’est surtout appuyé sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), seul et ultime rempart possible pour protéger les lanceurs d’alerte, victimes de nos législations européennes défaillantes (à la fois eu égard à leur statut et à l’industrie de l’évasion fiscale).
« Votre décision d’acquittement célébrera le Luxembourg »
« Antoine Deltour reste droit, sincère, et ne cherche pas à se victimiser. Il représente l’exemplarité de ce que peut et doit être un lanceur d’alerte aujourd’hui. Si vous ne l’appliquez pas ici, vous n’appliquerez jamais la jurisprudence de la CEDH, car elle est faite pour lui », s’est emporté le ténor du barreau face aux trois juges luxembourgeois.
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Puis d’user de grandiloquence pour leur insuffler un brin de courage et tenter de les convaincre de créer eux-mêmes une jurisprudence réconciliant le droit et la morale : « Vous allez écrire une page essentielle pour toute l’Europe et le droit européen. Votre décision peut devenir la boussole pour tout le XXIe siècle. Tel est votre honneur, votre chance, votre privilège. (…) Votre décision d’acquittement célébrera le Luxembourg et vous-mêmes comme les meilleurs ambassadeurs du droit européen. »
La morale, lorsque Me Bourdon a vanté Antoine Deltour comme un homme « ordinaire » devenu « extraordinaire » par le simple fait d’avoir contribué à révéler les taux d’imposition dérisoires des plus grandes sociétés de la planète. Un homme « chimiquement pur », qui a agi « seul et sans contrepartie », et pour qui l’argent (de PwC) ne fait pas le bonheur : « Pour lui, gagner 2600 euros par mois c’était déjà trop », a souligné Me Bourdon. Chargé d’études à l’Insee depuis sa démission du cabinet d’audit (dont la décision est antérieure à la copie des documents), le jeune Lorrain de 31 ans touche désormais 1500 euros pour un temps partiel à 80%.
Catharsis luxembourgeoise
Pour Me Penning, avocat luxembourgeois, c’est tout simplement « le combat de David contre Goliath », celui du petit contribuable face aux multinationales, « le petit Français de derrière la haie qui se permet un crime de lèse-majesté » chez ses voisins du Grand-Duché.
Dans un appel à une catharsis salvatrice, l’avocat a gratté la fierté mal placée de la société civile grand-ducale à l’égard de cette affaire LuxLeaks. Comme si ce procès, avant d’être une affaire de droit, était aussi celui de l’éthique du modèle économique luxembourgeois : « Non, Antoine Deltour n’est pas une taupe de l’ère communiste, mais quelqu’un qui vient tirer la sonnette d’alarme. Quelle bouffée d’air frais dans notre matérialisme luxembourgeois ! (…) Son désintéressement et son sacrifice nous laissent perplexes. Antoine Deltour aurait pu vendre ses informations au fisc d’un pays étranger, comme cela se fait de plus en plus avec des informations volées. Il faut se rendre compte que les temps ont changé. Nous, Luxembourgeois, ne voulons pas entendre ce que nous dit Antoine Deltour car il fait appel à notre conscience. (…) Mais ne serons-nous pas considérés demain comme complices de cette évasion fiscale ? »
Me Bourdon a renchéri sur cette éventuelle solidarité luxo-luxembourgeoise : « Vous n’allez pas faire fuir les multinationales en acquittant Antoine Deltour. Non, vous n’allez pas mettre des gens en chômage ! »
« Soyez au rendez-vous de l’Histoire ! »
La morale toujours, puisque PwC, loin de subir un préjudice suite à cette affaire, « a continué à s’enrichir » et se permet de « donner des leçons sur les lanceurs d’alerte », s’est insurgé l’avocat parisien. La morale, lorsque ce dernier a dénoncé le silence de Guy Heintz, le directeur de l’administration fiscale luxembourgeoise, appelé comme témoin à la barre : « Les secrets ne peuvent pas venir au service d’autres secrets. Devant l’Histoire, ces gens-là seront perdants. »
La morale à nouveau, lorsque Me Bourdon a cité tour à tour le nouveau patron de PwC, le ministre des Finances Pierre Gramegna, et Jean-Claude Juncker, chacun ayant concédé depuis l’affaire LuxLeaks que le système des tax rulings siphonneurs de recettes fiscales était devenu « intenable ».
Et l’avocat aux cheveux blancs de lancer son ultime envolée : « Les lois européennes vont décriminaliser les lanceurs d’alerte. Et vous prendriez une décision qui va à l’envers de l’histoire du droit européen, une décision qui correspond à la vision archaïque du droit que va nous proposer le parquet ? Rendez à Antoine Deltour son honneur, saluez-le, soyez au rendez-vous de l’Histoire ! »
Applaudissements nourris dans la salle d’audience, toute acquise à la cause des lanceurs d’alerte. « Vous n’êtes pas au théâtre », a recadré aussitôt Marc Thill, le bon président de la 12e chambre correctionnelle.
Au moment de requérir, le procureur d’Etat adjoint, David Lentz, a assumé son costume de casseur d’ambiance. Presque malgré lui : « Le rôle du parquet est de veiller au respect de la loi. Tant pis si personne ne me porte dans son coeur. (…) C’est désagréable, mais mon rôle est de protéger la société contre les abus. »
La loi, rien que la loi
Exit la morale donc, place à la loi, rien que la loi. « Les prévenus ne doivent pas être jugés sur des articles de presse, mais sur les faits qu’ils ont commis. (…) Si une infraction a été commise, il ne peut y avoir que condamnation », a poursuivi le procureur. Les faits, rien que les faits, au regard du code pénal luxembourgeois. Pas un mot sur la jurisprudence de la CEDH.
Ironie de l’histoire, le Luxembourg est l’un des cinq pays européens à disposer d’une législation avancée sur les lanceurs d’alerte. Mais ils doivent dénoncer une illégalité, or « les tax rulings sont légaux, Antoine Deltour lui-même le reconnaît », a tranché David Lentz, malgré les réserves des avocats de la défense sur le sujet. Et pour bénéficier de cette protection, « il ne faut pas violer les lois du pays », a asséné le procureur. Bref, hors de question de « faire une exception » ou de « faire le tri » parmi les justiciables. « Il n’est pas question d’ouvrir la porte aux délateurs de tous poils ».
Quand bien même il serait considéré par les juges, le statut de lanceur d’alerte « jouerait uniquement sur la sévérité de la peine ». Pire, le procureur a refusé d’accorder à Raphaël Halet et Antoine Deltour, « délinquants de droit commun » et « prétendus lanceurs d’alerte », la sincérité de leur motivation d’alerte au moment de la copie des documents. « Aucun lanceur d’alerte ne sait qu’il va en devenir un au moment où il agit », avait pourtant plaidé Me Bourdon, prenant l’exemple d’Edward Snowden.
Le procureur a ensuite déroulé froidement, une à une, les infractions reprochées aux deux ex-employés de PwC : le vol, la violation du secret professionnel – « ils étaient conscients qu’ils brisaient la confidentialité à laquelle ils étaient soumis »-, la divulgation de secrets d’affaires… Sur ce dernier chef, que le Luxembourg est un des rares pays européens à réprimer, David Lentz s’est montré intransigeant : « Si on ne condamnait pas cela, alors les patrons seraient soumis aux pires chantages. On parle ici de trahison, ni plus ni moins. » Et de certifier la « volonté de nuire » d’Antoine Deltour à l’égard de son employeur, alors même que les auditions ont montré que l’ex-auditeur n’a jamais souhaité que les noms de PwC et de ses clients soient cités.
Ultime concession schizophrène
Avant de réclamer dix-huit mois de prison à l’encontre de MM. Deltour et Halet, tout en ne se disant « pas opposé » à ce que cette peine soit « assortie d’un sursis intégral », le procureur a reconnu comme circonstances atténuantes que leur casier judiciaire était vierge, que leur acte avait été « gratuit et non rémunéré », que leur interlocuteur le journaliste Edouard Perrin avait travaillé « pour l’intérêt général » (sic)…. Et enfin qu’il s’agissait de révéler « des pratiques fiscales effectivement douteuses » ayant eu des conséquences politiques considérables (re-sic).
Cette ultime concession, glissée sans tambours ni trompettes en trois secondes en conclusion d’une heure de réquisitions, a sonné comme un terrible aveu à la lumière du procès. Si ces pratiques sont « effectivement douteuses », pourquoi s’acharner à présenter les tax rulings comme légaux ? Pourquoi ne pas mener d’enquête ? Et pourquoi ne pas retenir la protection des lanceurs d’alerte ? Comme si la morale, bien qu’insuffisante pour le ministère public, ne pouvait pas être totalement écartée par son représentant devant les lacunes du droit européen.
« Je félicite Edouard Perrin pour son travail et son opiniâtreté », a même ajouté le procureur, tout en réclamant malgré tout une amende à l’encontre du journaliste ayant révélé le premier les accords fiscaux luxembourgeois.
Comme si ce procès symbolisait la schizophrénie de nos démocraties trahies, dont les gouvernants ont abandonné le droit aux riches et aux puissants, le peuple n’ayant plus que la morale à faire valoir pour (tenter de) se défendre.
Sylvain Amiotte
Le procès s’achèvera ce mercredi 11 mai (à partir de 15h), avec les répliques des avocats de la partie civile et de la défense. Le délibéré ne sera pas rendu avant le courant du mois de juin.