Agressé et kidnappé dans son pays, Iaia Djalo, 20 ans, a fui la Guinée-Bissau. Avant d’arriver au Luxembourg, il y a quelques mois, il est passé par la Libye, où il a été vendu, violé…
« Je ne peux pas cacher mon histoire. » C’est pour cette raison qu’Iaia Djalo a accepté de livrer son témoignage. Originaire de Gabu, une ville située à l’est de la Guinée-Bissau, il devient journaliste à Radio Comunitaria Papagaio en avril 2015.
«Depuis plusieurs années, la situation politique dans mon pays est très difficile. Nous sommes restés pendant presque huit mois sans Premier ministre, en 2015/2016. Tout le monde subit la crise, vit dans l’insécurité et beaucoup de gens disparaissent comme ça, sans raison. C’est ce qui est arrivé à mon père en 1998. Depuis, on n’a jamais eu de ses nouvelles. On ne sait pas ce qu’il est devenu…»
La censure a cours en Guinée-Bissau. «Certains artistes et musiciens sont boycottés par rapport à ce qu’ils disent dans leurs chansons. Mais nous, nous passions ces chansons et nous faisions notre travail journalistique en parlant de la situation politique dans notre pays. Mais quand tu parles et que cela ne plaît pas, on te frappe.»
«Ils me sont tombés dessus et m’ont poignardé»
C’est ce qui arrive à Iaia Djalo en décembre 2016 : «Je sortais de la radio. Des membres de l’ethnie Balanta me sont tombés dessus et ils m’ont poignardé à une jambe. Je suis resté quelques jours à l’hôpital. Mais j’étais décidé et, en sortant, je suis allé au commissariat pour porter plainte parce que je connaissais mes agresseurs, dont l’un est fils de militaire. Quand j’ai raconté mon agression aux policiers, ils n’ont rien fait. Ils m’ont juste dit : Tôt ou tard, tu vas avoir des problèmes.»
Les choses n’ont pas tardé. «En janvier dernier, des militaires sont venus à la radio et ils nous ont tous kidnappés. Ils nous ont emmenés dans une maison au milieu de la forêt. Ils nous ont frappés tous les jours…» Son calvaire a duré pendant quatre jours : «L’un des militaires connaissait mon père, c’était l’un de ses amis. Il m’a aidé à m’enfuir…»
Iaia Djalo se réfugie dans un village reculé «pour se soigner». Il appelle sa mère qui le croyait mort et ses amis, restés à Gabu, lui disent de ne pas revenir : «Ils m’ont dit : Ils savent où tu es et ils veulent te tuer.»
Après quelques semaines de convalescence, Iaia Djalo décide de fuir son pays. Et c’est après deux jours de marche à pied, et notamment la traversée d’une rivière, le rio Corubal, qu’il rejoint la Guinée voisine. «Là-bas, on m’a dit que ce n’était pas la peine de rester, car c’est trop compliqué d’obtenir l’asile.» À Conakry, le Bissaoguinéen transfère 1,5 million de francs CFA (un peu moins de 2 500 euros) sur le compte d’un passeur sénégalais. La destination finale annoncée est l’Italie.
Pendant deux jours, il traverse le Mali en voiture. Là-bas, on lui donne un ticket de bus pour Cotonou, au Bénin. Pour rallier la capitale économique béninoise, il mettra trois jours en passant par le Burkina Faso et le Togo. À Cotonou, il prend un autre bus. Direction Agadez cette fois, une ville située au nord du Niger. «On était une cinquantaine, raconte Iaia Djalo. Un jour, ils nous ont mis dans deux pick-up. On a traversé le désert pendant quatre jours. On a réussi à entrer en Libye. Mais à un check-point, les gardes ont ordonné aux chauffeurs de s’arrêter. Ils ne l’ont pas fait. On nous a tiré dessus… Dans mon pick-up, six passagers sont morts. D’autres ont été blessés. Moi, j’ai reçu une balle dans le pied…»
«Nos chauffeurs nous ont vendus pour 1 500 dinars par tête»
Le convoi poursuit sa route jusqu’à Sebha (région du Fezzan). Les «rescapés» reprennent leur route, mais au lieu de rejoindre Tripoli, la capitale libyenne, comme promis par leurs passeurs, ils seront emmenés à Beni Ulid (district de Misrata). «Là-bas, nos chauffeurs nous ont vendus pour 1 500 dinars par tête à des hommes habillés en uniforme. Je ne sais pas s’ils étaient miliciens ou rebelles. On nous a mis dans une prison qui s’appelle Abdul Caf, ça veut dire esclave mécréant. Pour en sortir, nous devions payer 3 000 dollars. Nos familles devaient verser l’argent sur un compte Western Union ou MoneyGram…»
«Trois fois par jour, ils venaient nous frapper»
Avec une cinquantaine d’autres personnes, Iaia Djalo est «enfermé au sous-sol d’un chantier. Des fois, ils t’accrochent un câble dénudé sur le gros orteil et ils t’envoient une décharge électrique. Trois fois par jour, à 6h, 15h et 20h, ils venaient nous frapper…» Le jeune homme s’arrête de parler, ôte son pull, sa chemise et montre ses cicatrices sur les bras et le dos…
Quelques minutes plus tard, il poursuit son récit. «On mangeait tous les trois jours et on nous servait de l’eau salée.» Et pour mettre la pression sur les familles de leurs prisonniers, «les gardiens, tous des Nigériens et d’anciens prisonniers, nous obligeaient chaque jour à appeler nos proches dix secondes. J’avais juste le temps de dire : Maman, ils vont me tuer.» Après 15 jours dans cette prison et «dix personnes mortes parmi mes codétenus», sa mère vend une des maisons de la famille pour pouvoir verser la rançon pour libérer son fils.
«Il me violait. Il venait avec un petit frère ou quoi…»
«Quand je suis sorti de la prison, un taxi est venu me chercher. Le chauffeur m’a vendu à un haut cadre libyen. Il m’a ramené dans une immense maison. Il y avait des domestiques. L’homme m’a enfermé dans une chambre. Il passait tous les jours…» Il s’arrête. «Je ne peux pas raconter ce qu’il me faisait…» Un nouveau temps de pause. Des larmes coulent sur son visage. «Il me violait. Il venait avec un petit frère ou quoi… Je ne peux pas raconter tout ce que j’ai vécu là-bas pendant cinq jours…»
Après quelques minutes de pause, il reprend son récit. «Le cinquième jour, vers 16h, la maison a été attaquée. Je ne sais pas par qui. Une milice ou le gouvernement ? Je ne sais pas. Ils ont tué beaucoup de personnes, mais pas le propriétaire de la maison parce qu’il n’était pas là. Je croyais que j’allais mourir ce jour-là. Ils ont ouvert la porte de ma chambre. Ils m’ont demandé si je travaillais là et j’ai été obligé de tout leur raconter…»
Les assaillants le prennent avec eux. «Dans la voiture, ils étaient tous armés. J’avais très peur. Je ne savais pas ce qui se passait. On est arrivés à Tripoli vers 20h. Ils m’ont demandé si je connaissais quelqu’un. J’ai donné le numéro de mon passeur et il est venu me chercher directement. Il m’a emmené dans un foyer du quartier de Grigarage, où il n’y a que des Noirs. Il m’a dit qu’il allait me faire quitter la Libye par le prochain convoi parce que mon état physique n’était pas bon et que je ne pouvais pas me faire soigner en Libye. Et puis, il m’a expliqué que les Noirs sont attaqués durant la journée et qu’ils restent enfermés dans un foyer ou une prison tout le temps.»
«Ils nous ont pris le moteur du bateau…»
Dans la nuit, Iaia Djalo monte dans un zodiac. «On était 125, des hommes, des femmes, des enfants et des bébés. On nous a poussés jusque dans les eaux internationales. À un moment, on a croisé un bateau de Tunisiens. On croyait que c’était des pêcheurs. Ils ont pointé leurs armes sur nous. Ils nous ont pris notre moteur…» Pendant trois jours, le bateau erre dans la mer. Il dérive… vers la Libye. «Certains avaient un téléphone et ont appelé le passeur, mais il ne savait pas comment nous retrouver…» Il s’arrête avant de reprendre : «Trente personnes sont mortes sur le bateau, des bébés de quelques mois, des enfants…»
Le zodiac s’échoue à Zouara, une ville portuaire libyenne située à une soixantaine de kilomètres de la Tunisie. «Là-bas, il n’y a pas de milice et on ne kidnappe pas les Noirs. On a appelé le passeur. Il nous a dit de rester calmes et qu’il allait nous envoyer quelqu’un d’autre pour passer. À un moment, un pick-up militaire est arrivé. Tout le monde a fui. Je me suis adressé à un homme qui a dit qu’il allait m’aider… Mais il nous a enfermés. Puis il est venu nous chercher durant la nuit.»
«Ils te donnent un couteau. Tu dois ouvrir les corps»
Iaia Djalo poursuit : «Ce soir-là, il nous a envoyés au bord de la mer, où il y a de nombreux cadavres. On était une quinzaine de personnes avec deux gardes. Ils nous ont dit de prendre les cadavres et de les ramener dans des petites cases de paille. Ensuite, ils te donnent un couteau. Tu dois ouvrir les corps, faire sortir les organes des cadavres, les mettre dans la glace…»
Il s’arrête. «Je ne pouvais pas faire ça. Je ne voulais plus souffrir, je voulais me suicider. J’ai refusé. L’homme m’a dit : Tu crois que les autres, ils avaient l’habitude ? Si tu ne le fais pas, tu vas mourir aussi. Je lui ai répondu : Je n’ai plus peur de la mort. Je préfère mourir et tu prends mes organes. Il a continué de me frapper avec la kalachnikov…» Iaia continue : «Ils ont pris les glacières et les ont mises dans un camion. Ils nous ont emmenés aussi pour nous ramener en ville. À un moment, il y avait un dos d’âne. Le véhicule a ralenti. J’en ai profité pour sauter et m’enfuir. Les autres ont prévenu le chauffeur. Il s’est arrêté, il a tiré. Mais il ne pouvait pas me voir dans la nuit.»
Le Bissaoguinéen se rend dans une mosquée. L’imam contacte un autre passeur. «Il voulait me faire embarquer dès le lendemain. J’étais dans un foyer avec plus de 1 000 personnes. Il faut que ta famille transfère l’argent pour que tu puisses rejoindre le bord de mer. Mais il voulait qu’en Italie, je lui transfère encore 300 000 francs CFA. J’ai dit non. J’ai changé de passeur.»
«Il a essayé de violer une femme enceinte. Elle lui a craché au visage. Il a pris de l’essence et l’a brûlée vive»
Le jeune homme est «emmené au bord de la mer vers 20h. Il n’y a rien. On dort comme ça sur la plage en étant attachés. Notre gardien était drogué. Toute la nuit, il a essayé de violer une femme enceinte ivoirienne devant son fils de 6 ans qui n’arrêtait pas de pleurer. Elle a craché sur son agresseur. Il a pris de l’essence et l’a brûlée vive devant son enfant et nous…»
Iaia Djalo s’arrête quelques instants. Après trois semaines dans l’enfer libyen, le jeune homme reprend un zodiac avec d’autres, un matin de la fin juin, aux alentours de 8h. «C’était un grand zodiac. On nous a poussés une nouvelle fois pour atteindre les eaux internationales. Après trois ou quatre heures en mer, un bateau rescue espagnol nous a repêchés et nous a déposés à Pozzalo, en Sicile.»
Iaia Djalo n’y reste pas longtemps. «On nous a transférés dans un autre foyer, à Palerme. Il n’y avait personne. On nous a séparés. On a pris nos empreintes de force. Au départ, je ne voulais pas. On m’a dit : Si tu refuses, tu vas rester dans le camp ou alors on va te renvoyer dans ton pays. Ils ont pris mes empreintes, mais je n’ai pas fait de demande d’asile là-bas.»
«En Italie, ils n’en avaient rien à faire de nous»
Néanmoins, il reconnaît qu’«au début, je voulais rester là-bas parce que tout ce que je voulais c’était sauver ma vie. Mais on était maltraités au centre. Ils n’en avaient rien à faire de nous.»
Et puis, un jour, alors qu’il était sur la plage, Iaia Djalo «croise un homme de Guinée-Bissau. C’était un touriste. Je lui ai tout raconté et je lui ai aussi dit que quand, au pays, ils avaient appris que j’étais vivant, ils étaient venus frapper ma mère, qui a dû partir au Sénégal pour se faire soigner. Il voulait m’aider. Il m’a acheté des habits. Quelques jours après, on a pris un bus, qui a embarqué sur un énorme bateau. Après, on est allés à Milan et Marseille. Ils ne contrôlaient pas nos identités. À Marseille, l’homme m’a donné un billet de TGV. Il m’a dit : Tu descends au terminus.»
Le dernier arrêt du trajet de TGV est Luxembourg. Iaia Djalo arrive un soir, à 23h52, à la gare de la capitale du Grand-Duché. «J’ai dormi dehors, près de la gare. Je ne savais pas vraiment où j’étais. Je croyais que le Luxembourg était en France ou en Allemagne.»
«À la SHUK, on nous prend pour des criminels»
Le lendemain matin, il se renseigne auprès des passants. Il explique d’où il vient et son parcours. On lui dit d’aller à la Logopédie, devenue en avril dernier le foyer de primo-accueil des demandeurs de protection internationale au Grand-Duché. Il s’y rend. Il a très vite un premier rendez-vous à la direction de l’Immigration. «J’ai expliqué à la dame ma situation en Guinée-Bissau. Mais le reste, je n’ai pas pu lui raconter…» Et le 24 août dernier, il reçoit une «assignation à résidence» de la part de la direction de l’Immigration, car il est enregistré dans le fichier Eurodac comme ayant fait son entrée en Europe en Italie et le Luxembourg estime que le règlement européen Dublin III s’applique dans son cas.
Il est transféré à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), qui se trouve dans le hall 6 de Luxexpo, dans l’attente d’un éventuel transfert en Italie. Cela fait trois mois qu’il y est. «C’est dur là-bas, avance Iaia Djalo. Il y a des vols, on m’a pris des vêtements. Il y a des bagarres aussi. Et quand on leur dit qu’il y a des problèmes et qu’on ne se sent pas en sécurité, on nous répond : Ce n’est pas notre problème. On est fouillés tous les jours. On est traités comme des criminels, ce n’est pas juste. C’est comme une prison. On ne mérite pas ça. On est des êtres humains. J’ai vécu beaucoup de souffrances et je continue de souffrir. Je veux que cela s’arrête. Je veux oublier tout ça.»
Témoignage recueilli par Guillaume Chassaing