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[Théâtre] La Campagne : les vertiges du non-dit


(Photo : bohumil kostohryz)

Avec La Campagne, Martin Crimp, l’un des plus brillants dramaturges contemporains, détourne le conventionnel «triangle amoureux» en un thriller à la Twin Peaks. Un huis clos champêtre où se mêlent mystère, désir et trahison, à découvrir au TOL.

Il faut toujours se méfier des apparences et des formules faciles. Véronique Fauconnet en est convaincue : «On prétend souvent que tout va bien dans le meilleur des mondes, mais il ne faut pas gratter le vernis!», lâche la metteur en scène, rapidement relayée par la comédienne Claire Cahen, qui préfère, elle, utiliser la métaphore de l’iceberg, qui dit qu’en surface, il y a des choses qui se voient, et qu’au-dessous, d’autres qu’il vaut mieux garder cachées. Des non-dits, entre hypocrisie et lâcheté, finalement très humains, que se plaît à manipuler Martin Crimp, fin dramaturge et fin analyste de ces sentiments dissimulés et des couples à la dérive.

On prétend souvent que tout va bien dans le meilleur des mondes, mais il ne faut pas gratter le vernis!

La Campagne, qui a vu le jour à l’entame du nouveau siècle au Royal Court Theatre, à Londres, en est une nouvelle affirmation. Un récit glissant qui met en scène trois personnages fuyants, dans un huis clos en forme de toile d’araignée dont chacun cherche à se dépêtrer. Il y a Richard, médecin, et Corinne, sa femme, installés à la campagne anglaise, loin des bruits de la capitale, du confort bourgeois et d’un passé trouble. Mais un soir, Richard ramène dans leur intimité Rebecca, jeune femme qu’il dit avoir trouvée inconsciente sur le bord de la route. Une présence qui va lézarder l’équilibre déjà fragile du couple, et faire remonter de lointains secrets…

Un «thriller domestique» aux airs «shakespeariens»

Pour Véronique Fauconnet, qui s’est frottée à l’auteur en 2020 en adaptant Getting Attention au TNL, le triangle amoureux, format ultra conventionnel au théâtre, n’est qu’une façade qui cache des intentions bien plus larges. «Oui, c’est plus profond que ça n’y paraît!», confirme le comédien Ali Esmili. D’ailleurs, de ce postulat classique (un couple avec une potentielle amante au milieu), on vire rapidement à une ambiance de polar, sombre à souhait, avec en son cœur un trio en proie au doute, au déni, au mensonge. «C’est un thriller domestique», tente de définir Claire Cahen, qui parle pour son personnage, à ses yeux «shakespearien» : «Elle est en quête d’une vérité qui peut l’anéantir. C’est très ambivalent.»

Une ambiguïté qui, de bout en bout, donne tout le grain à cette pièce, peu commune, sur le fond comme la forme. Les exemples détaillés par l’équipe ne manquent pas, à l’instar de ce long monologue final, sorte de «parabole métaphorique», précise la comédienne, toute heureuse de jouer Corinne, rôle qu’elle «rêvait» d’endosser depuis longtemps. Une conclusion philosophique, assez loin de celle que l’on peut attendre d’une pièce «policière». Bref, du Hitchcock sans explication, ou plutôt, pour la metteur en scène, du Twin Peaks sans dénouement. «Dans le public, certains penseront au pire, et d’autres au meilleur. Le doute planera toujours!», soutient Claire Cahen.

Une écriture comme «une partition musicale»

Si pour Ali Esmili, Martin Crimp, pour une fois, évite d’en dire trop et laisse le «mystère planer», le dramaturge britannique, à l’instar d’un autre modèle, Harold Pinter, reste fidèle à une écriture ciselée, qui s’aborde comme «une partition musicale». Pour donner plus de poids à l’argumentaire, Claire Cahen montre ses notes, et sous les nombreuses phrases soulignées d’un trait fluorescent, on découvre tout un amoncellement de colonnes, de ponctuations diverses, de mots en italique, en majuscules… Une approche «technique» qui impose aux comédien(ne)s de connaître leur texte sur le bout des doigts. Un «gros boulot de réflexion et de déchiffrage», estime Clara Hertz, qui joue Rebecca. Avant, finalement, de se laisser aspirer par cette langue qui coule et qui file sans retenue.

Claire Cahen enchaîne, conquise : «C’est comme s’il y avait des strates de travail : au départ, on s’appuie sur un texte, et petit à petit, on essaye de comprendre le sens de ce qui se passe. Dans cette pièce, un mot peut en cacher plusieurs. C’est un vrai régal!». Son mari, sur scène comme dans la vraie vie, parle lui de «contraintes» qui, une fois appréhendées, donnent beaucoup de «liberté». «Notre travail tient justement à restituer l’énergie d’une écriture. Martin Crimp indique le rythme, les codes à suivre…» Rien d’étonnant d’apprendre que le dramaturge écrit ses textes en parlant à haute voix. Avec lui, «les personnages se coupent la parole, parlent en même temps… C’est ce qu’on fait quand on s’engueule!»

Un flot de paroles ininterrompues

Pièce choisie par le célèbre théâtre du Rond-Point, à Paris, pour lancer son année 2023 (avec Isabelle Carré dans le casting), La Campagne fait donc dans le concret, pas dans le littéraire. Son auteur «veut donner une impression de réalité», dit Claire Cahen, grâce à «une pensée, une langue qui avancent», enchaîne Ali Esmili, qui cite Bernard-Marie Koltès, «un des rares capable de faire ça». Un art du dialogue, aux grilles de lecture ouvertes et multiples, construit comme un puzzle auquel il manquerait des pièces, et alimenté par un flot de paroles ininterrompues, «sauf entre les scènes!» (rire général). «Ça parle beaucoup parce que ça pense vite!, explique Claire Cahen. C’est comme dans la vie de tous les jours, quand on parle de choses épidermiques.»

En tant qu’écrivain, dont le métier consiste à se servir du langage, Martin Crimp met ici en place un jeu qui tournerait mal, sans qu’on ait véritablement cherché ce déraillement, ce vertige. Entre l’ironie, l’absurde et la critique sociale, La Campagne, subtilement, glisse ainsi quelques énigmes (de la drogue, une seringue…) pour mieux interroger les secrets d’un couple, emprisonné dans la frustration, la jalousie, le chantage, l’hypocrisie, la lâcheté et l’obstination. Parmi les incertitudes, en pagaille (est-ce qu’on connaît vraiment l’autre? quels sont les grands et petits mensonges que l’on s’autorise pour que «cela tienne»? peut-on s’épanouir totalement dans une vie à deux?…), la pièce, dans le texte, n’apporte qu’une seule réponse : il n’y a pas de limite au discours, seulement à l’honnêteté.

La pièce

Richard et Corinne, deux quadragénaires, sont partis de Londres et se sont retirés à la campagne pour recommencer à zéro. Médecin, le mari enchaîne les visites nocturnes chez ses patients. Un soir, il rentre avec sous les bras une inconnue trouvée au bord de la route. Sa femme le questionne. Il est trop tard. Le doute s’immisce dans l’intimité, révélant peu à peu une fracture au sein du couple…

Première ce soir, à 20 h.
Jusqu’au 22 avril.
TOL – Luxembourg.

2 plusieurs commentaires

  1. Hassan Esmili

    Article intéressant qui laisse deviner l’importance du sujet et sa profondeur.
    Bon succès pour la pièce et aux deux acteurs dont je connais la valeur et le professionnalisme Claire Cahen et Ali Esmili.

  2. Dany Coussement

    Bonjour, les commentaires et explications donnent vraiment d’aller voir la pièce.

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