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[Procès LuxLeaks] Antoine Deltour : « Je ne pourrais pas comprendre une condamnation »


Antoine Deltour, le 21 décembre, à la Cour d'appel de Luxembourg. (photo JC Ernst)

Lundi, au dernier jour du procès en appel des lanceurs d’alerte de l’affaire LuxLeaks, les avocats se sont livrés à une ultime passe d’armes pour tenter d’obtenir l’acquittement face aux réquisitions, certes réduites, de l’avocat général. Leur culpabilité semble désormais tenir sur un fil. Le délibéré sera rendu le 15 mars.

« Je ne pourrais pas comprendre une condamnation pour avoir agi (…) en citoyen soucieux de l’intérêt général européen », a lancé Antoine Deltour aux juges de la Cour d’appel de Luxembourg, à la fin d’une dernière audience dédiée à l’exercice des « répliques », au cours de laquelle chacun a campé sur ses positions.

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Le « oui mais » de l’avocat général

Le premier avocat général, John Petry, l’a redit : « Antoine Deltour et Raphaël Halet sont à qualifier de lanceurs d’alerte », l’intérêt public de leurs révélations ne souffre « d’aucune discussion », et tous deux peuvent se prévaloir d’une protection par l’article 10 (sur la liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Mais le magistrat de maintenir, sur un fil d’équilibriste, deux bémols qui ne donneraient droit aux deux ex-employés de PwC qu’à une « protection partielle », requérant 6 mois avec sursis contre Deltour (condamné à 12 mois avec sursis et une amende de 1500 euros en première instance) et une simple amende contre Halet (qui avait écopé de 9 mois avec sursis et une amende de 1000 euros).

Oui à Cash Investigation, mais LuxLeaks c’était trop

Deux seuls bémols donc. D’une part, au moment de la copie des tax rulings, Deltour n’aurait « pas volé les documents dans l’intention de les publier », et les faits de vol devraient ainsi « être distingués des autres faits ».

D’autre part, la violation du secret professionnel, même pour dénoncer des informations d’intérêt général, aurait dépassé ce qui devait être « nécessaire et proportionné ». « Si les documents avaient uniquement donné lieu à l’émission Cash Investigation, on pourrait discuter sérieusement d’un acquittement pour Antoine Deltour », a estimé John Petry.

Selon lui, il y avait des alternatives à l’opération LuxLeaks qui, avec la publication de l’ensemble des 20000 pages de rulings, a « certes été efficace médiatiquement », mais a trop « sacrifié l’intérêt de l’employeur et des clients concernés », en les clouant « au pilori ». « La fin des lanceurs d’alerte ne justifie pas tous les moyens », a répété l’avocat général, tout en concédant qu’Antoine Deltour n’avait pas souhaité une telle divulgation sans réserve.

Seul reproche à Halet : avoir transmis des documents « peu pertinents »

Quant au cas Raphaël Halet, les 14 déclarations fiscales qu’il a transmises au journaliste Edouard Perrin seraient des documents « peu pertinents » qu’il n’était donc « pas nécessaire » de révéler. Voilà le seul et unique reproche qui lui est fait par l’accusation.

Enfin, John Petry a de nouveau justifié sa demande d’un nouvel acquittement pour Perrin, quand bien même le parquet de Luxembourg avait fait appel de sa relaxe en première instance : « Je suis très gêné par cet appel qui me paraît inutile. Je le regrette. » Selon l’avocat général, le journaliste ne doit être condamné ni au regard du droit luxembourgeois, ni au regard de la Convention européenne des droits de l’Homme.

La défense d’Antoine Deltour : « Si vous ne l’acquittez pas, comment allez-vous dormir ? »

Face aux juges, Me Philippe Penning est d’abord revenu sur le déni de l’opinion luxembourgeoise quant à l’évasion fiscale, pointant un « repli patriotique » et un « problème existentialiste » incompréhensibles. « J’ai l’impression que si le Luxembourg devait acquitter Antoine Deltour, il devrait lâcher quelque chose. Mais à quoi s’accroche-t-on ? (…) Après avoir survécu aux deux guerres mondiales et au choc pétrolier, le Luxembourg survivra à la fin des boîtes aux lettres et des rulings de masse cachés aux autres pays. »

« C’est l’hésitation d’Antoine Deltour (entre le vol des documents et leur transmission au journaliste) qui va le mener à sa perte ? », a également questionné, incrédule, l’avocat luxembourgeois, en réponse aux arguments de l’avocat général. Et d’enchaîner : « Ce serait aussi l’efficacité des révélations de l’affaire LuxLeaks qui le mènerait à sa perte, alors que l’émission Cash Investigation avait eu peu de résonance ? »

Toujours très en verve, Me William Bourdon a quant à lui reproché à l’avocat général son « obsession à accrocher le scalp judiciaire d’Antoine Deltour », en ne lui reconnaissant pas l’application totale de la jurisprudence de la CEDH. « Il faudrait ajouter un autre critère, celui de la détermination à la divulgation ? » Selon son avocat, tous les éléments « montrent qu’Antoine a agi par inspiration citoyenne », quand bien même il aurait eu besoin d’un « processus de maturation » avant de confier les documents au journaliste. Dès juillet 2010, soit trois mois avant la copie des rulings, Deltour termine son commentaire sur un blog par la signature « Futur whistleblower » (futur lanceur d’alerte). Message qui sera repéré par Edouard Perrin et initiera la prise de contact entre les deux hommes.

« Mon indignation est née bien avant (la copie des documents) »

Antoine Deltour lui-même, en fin d’audience, ajoutera : « Mon indignation quant à l’injustice fiscale est née bien avant le 13 octobre 2010 (date de la copie). (…) Oui j’ai eu une période d’hésitation car je craignais pour mon employabilité et pour les poursuites pénales. J’ai fait preuve de prudence en limitant mes contacts. La Commission européenne mobilise des dizaines de personnes pour enquêter sur les rulings. Moi, auditeur junior, je ne pouvais pas être automatiquement certain du caractère préjudiciable des rulings. »

Quant à la disproportion supposée des révélations LuxLeaks, Me Bourdon a rappelé que leurs conséquences politiques majeures étaient justement liées à leur caractère massif et nominatif : « Comment Antoine Deltour ferait pour bénéficier du critère de l’intérêt général s’il n’avait fait qu’une communication partielle des documents ? », s’est étranglé l’avocat de l’ex-auditeur. « L’émission Cash Investigation n’avait pas fait un tel tabac justement car elle n’évoquait que quelques rulings. »

Et de lancer aux juges : « Soit vous résistez à la jurisprudence de la CEDH, soit vous êtes en cohérence et vous acquittez Antoine Deltour. Si vous ne le faites pas, comment allez-vous dormir en attendant la future décision de la CEDH ? » Applaudissements dans la salle.

Me Colin (avocat de Raphaël Halet) : « L’illégalité des rulings doit être prise en compte »

La défense de Raphaël Halet rejoint les arguments de celle d’Antoine Deltour, en y ajoutant celui de l’illégalité de la pratique des rulings au Luxembourg durant la période incriminée. Une illégalité qui « doit être prise en compte dans la balance des intérêts », a plaidé Me Bernard Colin. Non, selon lui, la pratique du tamponnage à l’aveugle de Marius Kohl (l’ex-préposé chargé des rulings au fisc luxembourgeois) n’est pas à mettre sur le compte de simples « carences dans la bonne gouvernance administrative », comme a tenté à nouveau de minimiser l’avocat général, estimant la question de la légalité des rulings comme « dépourvue de pertinence ». « Non, ce n’est pas une vision apocalyptique comme vous le dites, mais une simple vision de l’Etat de droit », a martelé Me Colin.

Une simple note de service pour encadrer les rulings

Tout en reconnaissant que « la mise en œuvre de la pratique des rulings a pu ne pas être optimale » au Luxembourg (voire qu’elle a pris quelques libertés « avec le droit européen »), le ministère public avait argué que le ruling étant « un avis facultatif pour donner une sécurité juridique au contribuable », il n’était pas illégal. Et ce quand bien même il n’était encadré par aucune base législative, mais uniquement par une note de service du directeur de l’administration des contributions.

« Cette note ne légalise rien. Et il y était même expressément demandé de ne pas accorder de tax ruling si la seule préoccupation était d’obtenir un avantage fiscal ! », a rétorqué Me Colin. « Si la loi n’était pas nécessaire, pourquoi le gouvernement aurait-il légiféré en urgence après l’affaire LuxLeaks ? »

L’avocat messin en a remis une couche sur la réalisation de l’archivage des rulings par PwC pour le compte du fisc : « Il y a aujourd’hui des milliers de rulings archivés dans le bureau 6 (de l’administration des contributions), mais aucun fonctionnaire n’a vérifié que les documents correspondent bien à ce qui a été signé. » Selon Me Colin, ce service a été rendu gratuitement par PwC en échange d’une « contrepartie », celle « d’obtenir plus d’accords fiscaux ». « Oui, cela s’appelle de la corruption active ! »

Enfin, quant à la prétendue inutilité des déclarations fiscales copiées par Raphaël Halet, son avocat a rappelé qu’elles ont été à elles seules à la base de la deuxième émission Cash Investigation réalisée par Edouard Perrin.

En fin d’audience, Raphaël Halet a pris la parole : « Ce procès devrait être celui de l’évasion fiscale et des personnes qui l’ont couverte. »

Edouard Perrin : « Je veux présenter mes excuses à Raphaël Halet et Antoine Deltour »

Invité à la barre en fin d’audience, le journaliste de l’agence Premières Lignes a déclaré : « Je veux présenter mes excuses à Raphaël Halet et Antoine Deltour car j’ai échoué dans mon devoir de protection de mes sources. »

Promis à un nouvel acquittement, Edouard Perrin a ensuite cherché à disculper les deux prévenus auprès des juges. « Je vous invite à relire le message d’Antoine Deltour sur le blog en juillet 2010 (ndlr : trois mois avant la copie des rulings) : tout y est. » Et le journaliste de plaider l’utilité des documents transmis par Halet, qui montrent des prêts intra-groupes non visibles dans les registres du commerce.

« C’est ça l’intérêt général »

Le journaliste s’est enfin félicité du futur redressement d’Engie par la Commission européenne à hauteur de 300 millions (que le Grand-Duché conteste) : « J’espère qu’il y aura beaucoup d’autres décisions de ce type. Comme ça, le Luxembourg va pouvoir récupérer beaucoup d’argent : c’est ça l’intérêt général. »

Sylvain Amiotte

PwC Luxembourg : « La violation de la loi n’était pas justifiée »

Me Hansen, l’avocat du cabinet d’audit, a maintenu sa ligne d’attaque : non, Deltour et Halet ne sauraient être reconnus ni protégés comme des lanceurs d’alerte. « On veut nous faire croire qu’une conception subjective de la morale justifie la violation de la loi pénale. »

Selon PwC, reprenant les arguments de l’avocat général, Antoine Deltour a divulgué les documents de façon disproportionnée, cédant au « sensationnalisme », et n’avait pas l’intention de le faire au moment du vol. Raphaël Halet n’aurait quant à lui rien apporté au débat public, les déclarations fiscales étant disponibles dans les registres du commerce.

Le représentant du cabinet, qui réclame un euro symbolique en dommages et intérêts, s’est défendu de l’absence de préjudice, évoquant les « milliers d’heures de travail perdues » dans l’enquête interne et dans les explications fournies aux salariés et aux clients après l’affaire LuxLeaks. Et si le chiffre d’affaires de PwC a continué à augmenter, ce serait bien « malgré le vol, et pas à cause du vol ».

Un commentaire

  1. Derrière les barreaux avec celui-là!!!