Patrick Dury, le président du LCGB, plaide, en amont des élections sociales, pour que les trois syndicats nationaux, l’OGBL, la CGFP et donc le syndicat chrétien, affrontent ensemble les dossiers épineux tels que la réforme annoncée des pensions.
Avec plus de 47 000 membres, ses 18 sièges à la Chambre des salariés (CSL) et environ 2 300 délégués du personnel (effectifs et suppléants, à l’issue des élections sociales de 2019), le LCGB (Confédération luxembourgeoise des syndicats chrétiens) est le deuxième plus important syndicat du pays, qui se limite au secteur privé.
Le président Patrick Dury évoque, en prévision du 12 mars, jour des élections sociales, les grands sujets d’actualité, tout en mettant en avant les forces de son syndicat, qui vise à dépasser la barre des 20 élus à la CSL.
À l’occasion du pot du Nouvel An du LCGB, vous avez eu des mots très durs envers la ministre de la Santé et de la Sécurité sociale, Martine Deprez, qui ressent le besoin d’ajuster le système de pension. Cette attaque frontale est-elle due à l’échéance du 12 mars ou redoutez-vous vraiment une réforme au détriment des assurés ?
Patrick Dury : Je n’estime pas que mes propos étaient très durs, mais j’ai prononcé un plaidoyer avec véhémence et engagement. Ce qui se trouve jusqu’à présent sur la table laisse entrevoir une remise en cause du principe de la solidarité. Il faut rappeler qu’actuellement l’employeur, les salariés et l’État cotisent chacun à hauteur de 8 %. Ce système, combiné à la croissance économique du pays, nous a permis de générer des réserves qui se chiffrent aujourd’hui à 24,5 milliards d’euros. Le système est donc en très bonne santé.
Entretemps, le Premier ministre, Luc Frieden, a relativisé les choses, en annonçant qu’une large consultation aura lieu courant 2024 et 2025 pour trancher. Ces précisions sont-elles suffisantes pour calmer les esprits ?
Nous sommes toujours prêts à améliorer le système, à condition de garantir le premier pilier, en générant notamment plus de recettes. Une adaptation des cotisations est envisageable, même si le patronat y est farouchement opposé. Ensuite se pose la question du plafond cotisable (NDLR : cinq fois la valeur du salaire social minimum). Si on suit l’exemple du secteur public, qui ne dispose pas de plafond, on pourrait déjà générer pas mal de recettes supplémentaires. Et puis, il faut aussi mener une discussion plus large sur la pérennité de notre système de sécurité sociale dans sa globalité.
Une hausse des cotisations n’est-elle pas exclue d’office, vu la volonté de la ministre Deprez de renforcer les 2e et 3e piliers du système de pension, à savoir la pension complémentaire accordée par les patrons et les pensions complémentaires alimentées par les salariés ?
Les propos laissent entrevoir que le premier pilier serait raboté pour garantir uniquement une pension de base. Or les pensions complémentaires ne sont pas en mesure de compenser cet affaiblissement du principe de solidarité. Les pensions complémentaires étaient légion dans la sidérurgie, mais ont été mises à mal par la crise sidérurgique. Il s’agit du meilleur exemple pour s’opposer à un système reposant sur une pension de base à compléter par des pensions complémentaires.
De plus, le seul système qui apporte vraiment un surplus aux gens est celui qui est d’application, car nous pouvons appliquer les indexations successives. La pension complémentaire privée dépend, par contre, du rendement de l’argent investi dans des produits financiers. S’engager dans cette voie est inadmissible. Face à ces propos, les trois syndicats ayant la représentativité nationale devront ensemble défendre avec véhémence le système de pension actuel.
À l’image des partis d’opposition à la Chambre, le LSAP et déi Lénk en tête, le LCGB n’exclut pas une hausse des cotisations, même si cela impacterait aussi le salarié ?
Revoir les cotisations à la hausse est un moyen, mais, dans ce cas, on voudrait un débat plus global sur la question, pour savoir comment l’on peut soulager les travailleurs. On se trouve dans l’ère de la digitalisation. Cela peut amener d’énormes gains de productivité. Le surplus en bénéfices qui pourront être atteints doit permettre de pérenniser la sécurité sociale dans son ensemble.
Vous et les autres syndicats jugez aussi prématurée la remise en question de la durabilité du système de pension, sachant que les réserves actuelles sont toujours conséquentes.
L’avant-dernier rapport de l’IGSS (NDLR : Inspection générale de la sécurité sociale), qui date de 2012, avait estimé que le premier point de basculement allait intervenir en 2022 ou 2023, sans que cela devienne réalité. Même si le point de basculement a entretemps été repoussé à 2027 – et tout en tenant compte de l’actuel ralentissement de l’économie – il faut savoir que la réserve légale, fixée à 1,5 fois les dépenses annuelles – est garantie jusqu’à la fin des années 2030. Il est aussi annoncé que la réserve ne sera pas épuisée avant 2047. Tout cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien entreprendre, mais on dispose de suffisamment de temps pour dégager des solutions bien réfléchies afin de pérenniser le système.
Au vu de la situation économique tendue, le LCGB revendique, au contraire de l’OGBL, une réunion de la tripartite nationale. Le maintien ou l’agencement des aides énergétiques devrait aussi être discuté à cette occasion. Faut-il vraiment aller si loin ?
Nous sommes d’accord sur le principe que gouvernement, patronat et syndicats doivent se mettre à table. Le LCGB fait un pas de plus, notamment en raison de la situation de crise dans la construction et des problèmes actuels dans l’industrie. Ce qui a été décidé jusqu’à présent en matière de logement par le nouveau gouvernement est plutôt timide par rapport à ce qui a été promis. Cela est d’autant plus vrai que les mesures fiscales annoncées pour relancer le marché du logement vont uniquement servir la cause des investisseurs.
Il n’est peut-être pas faux de créer un cadre plus propice, mais il n’est pas acceptable que seuls les mieux lotis bénéficient des mesures prises par le gouvernement. La promesse de créer davantage de logements à prix abordable doit être tenue, surtout pour soutenir les jeunes familles, faute de quoi les résidents vont aussi devenir des frontaliers. Ce genre d’évolution ne peut pas être le but d’un pays qui doit miser sur la cohésion sociale.
En se montrant réticent à l’idée de convoquer une tripartite, le Premier ministre fait-il fausse route ?
Le Premier ministre a promis, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, de résoudre en priorité le problème du logement et de relancer l’économie. Nous et d’autres allons le juger sur ces engagements et l’aspect social des mesures envisagées. Après, si le Premier ministre veut user oui ou non de la tripartite, ça, c’est une autre question. Mais je reste convaincu que l’évolution des circonstances va faire qu’une tripartite deviendra incontournable.
Le renforcement du pouvoir d’achat et la lutte contre la pauvreté figurent parmi les deux autres grandes priorités du nouveau gouvernement. Pensez-vous que CSV et DP prennent vraiment au sérieux ce double défi sociétal ?
Pour être très clair : le LCGB n’est pas d’accord si la politique sociale, mise en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est remplacée par des éléments purement caritatifs. Cela est inadmissible et on sera très vigilant par rapport à ce qui va être mis sur la table. Notre politique sociale permet d’assurer un système de santé de qualité et de garantir une redistribution de la richesse par le biais de conventions collectives et d’un renforcement du salaire minimum. Et puis, une redistribution doit aussi se faire par le biais de la politique fiscale. Nous avons toujours revendiqué une adaptation intégrale du barème fiscal à l’inflation. En parallèle, il faut obtenir un soulagement des bas et moyens salaires.
Quels sont les messages que vous voulez faire passer au nouveau ministre des Finances, Gilles Roth (CSV) ?
La perversion de notre système fiscal est qu’avec un revenu mensuel de 5 000 ou 6 000 euros, on se rapproche déjà du taux d’imposition maximal. Cette évolution n’a jamais été voulue, mais a été provoquée en partie en raison de l’abolition de l’adaptation automatique du barème à l’inflation. Il faut contrebalancer ce phénomène, de préférence en réintroduisant l’adaptation automatique. Mais cette mesure devra être accompagnée d’une exonération fiscale du salaire minimum, de l’aplanissement du fameux « Mëttelstandsbockel« * et d’une plus large mise à contribution de ceux qui ont les épaules plus larges.
La seule annonce concrète en matière de fiscalité est une baisse de l’imposition des entreprises. Un tel allègement est-il justifié ?
Le déséquilibre entre ménages et entreprises ne cesse de se creuser, au détriment des salariés. Pour nous, un soulagement fiscal des entreprises doit toujours être accompagné d’un soulagement des ménages. Je suis conscient que l’imposition des entreprises contribue à l’attractivité et à la compétitivité du pays. Si nous voulons continuer à renforcer l’emploi, en attirant notamment de nouvelles entreprises au Luxembourg, le gouvernement doit pouvoir se donner une certaine latitude. Cela ne veut cependant pas dire qu’on souhaite qu’il y ait des gens laissés-pour-compte.
Quelles sont vos priorités pour le travail syndical sur le terrain ?
Nos prestations et services sont une chose. L’autre force est notre engagement dans les entreprises, à l’aide du travail fourni par nos délégués et nos secrétaires syndicaux. Nous misons sur la négociation de conventions collectives pour apporter des résultats concrets aux gens. Des résultats qui doivent être obtenus à la table des négociations. Mais si cela s’avère nécessaire, nous pouvons et devons aussi recourir à d’autres moyens. Je pense à la grève, comme en septembre dernier chez Cargolux.
Le système de pension est en très bonne santé
Partant de là, vous poursuivez quels objectifs concrets pour améliorer la situation des salariés ?
De meilleures conditions de travail, combinées au renforcement du pouvoir d’achat, ainsi que la sauvegarde des existences face aux maladies et au chômage. Sans oublier que le LCGB se focalise aussi beaucoup sur la digitalisation et l’intelligence artificielle. On est d’avis que l’utilisation de l’IA doit être cogérée entre employeurs et délégations du personnel, et qu’aucune utilisation ne doit intervenir dans le domaine des ressources humaines, que ce soit pour la sélection de candidats, l’évaluation ou la surveillance des salariés.
Il faut en outre assurer la transparence de l’utilisation de l’IA et une définition aussi large que possible pour rendre clairement identifiable l’IA. Il faut aussi s’assurer que la responsabilité finale incombe toujours à une personne et non pas à une machine. Et la robotisation ne doit jamais remplacer le contact personnel, par exemple entre un patient et son médecin. Bref, le monde du travail doit garder une dimension humaine.
Redoutez-vous une perte d’emplois ?
Dans l’industrie, par exemple, on peut mettre en réseau, à l’aide de l’IA, toute une série d’entités, de la production jusqu’à la logistique. Si une IA gérait un tel réseau, on finirait par avoir des conditions de travail inhumaines. En même temps, j’ai un avis partagé sur le risque de pertes d’emplois. Lors de ma formation pour devenir ingénieur-technicien, on nous prédisait déjà des usines autonomes, sans aucune présence d’êtres humains. Il s’avère que moins de personnes travaillent aujourd’hui dans les usines, mais que la productivité a explosé. Le surplus de recettes générées doit être réinvesti, par exemple dans la formation continue des salariés, qui risquent de passer entre les mailles du filet.
À peine 53 % des salariés travaillant au Luxembourg sont aujourd’hui couverts par une convention collective. Selon vous, comment peut-on augmenter ce taux ?
Nous avons mené la bonne politique par rapport au salaire minimum et nous devons continuer dans cette voie. En même temps, il faut s’engager pour obtenir un cadre légal renforcé, qui nous permettra de conclure davantage de conventions, que ce soit à l’échelle sectorielle ou individuelle. La directive européenne qui impose aux États membres de doter au moins 80 % de ses salariés d’une telle convention doit nous aider à atteindre cet objectif.
En ce qui concerne l’index, l’OGBL vous reproche de lui avoir planté un couteau dans le dos, en cautionnant, au printemps 2022, un gel momentané de ce mécanisme, décidé lors de la tripartite. Avec le recul, regrettez-vous le choix d’avoir accepté la modulation de la « vache sacrée » du modèle social national ?
Les trois accords de la tripartite sur l’index étaient justifiés, à chaque fois à la lumière de la situation qui se présentait à nous. Il faut constater que toutes les tranches dues ont été versées. Aucune n’a été supprimée. Le système d’indexation n’a, donc, pas été remis en question. Il a même été renforcé. La modulation évoquée a été accompagnée, pour la toute première fois, d’un mécanisme de compensation, à savoir le crédit d’impôt, qui a profité deux fois plus que l’indexation à ceux qui touchent le salaire minimum.
On regrette qu’il n’ait pas été possible de réunir les trois syndicats (NDLR : la CGFP avait aussi accordé son feu vert) autour de cet accord. Cette désunion momentanée ne remet toutefois pas en question le besoin de former un front syndical uni sur des questions épineuses telles que la réforme des pensions.
Le LCGB occupe 18 sièges (sur 60) dans la Chambre des salariés sortante. Le rapport des forces va jouer à bien des égards sur la prochaine mandature. Visez-vous vraiment seulement trois sièges de plus, comment vous l’avez déjà annoncé en début d’année ?
Disons qu’il faut se donner un objectif sur lequel on peut travailler. Le LCGB travaille fortement pour mobiliser et motiver les gens. On défendra nos engagements et nos convictions. Je pense que les élections sociales constituent un exercice très exigeant, voire fatigant, mais il s’agit d’un scrutin qui nous motive beaucoup. On renforce le contact avec nos membres actifs sur le terrain. Rien que lors d’une récente campagne de formation, on a pu accueillir au total un millier de personnes. Dans les entreprises, la mobilisation se fait également ressentir.
* La pression fiscale augmente fortement pour les revenus moyens, alors qu’elle progresse beaucoup moins pour les revenus élevés.
État civil. Patrick Dury est né à Esch-sur-Alzette, le 20 avril 1965 (58 ans). Domicilié à Differdange, il est marié et père de deux enfants.
Profession. En 1989, Patrick Dury commence sa carrière professionnelle comme superviseur de production, puis devient «ingénieur process» à Luxguard (Bascharage). De 1990 à 1998, il est ingénieur-technicien au service Laminoirs de l’ARBED (site de Schifflange).
Syndicaliste. En 1998, Patrick Dury devient secrétaire syndical au LCGB. Il est responsable du secteur financier (LCGB-FEBA), puis de l’aviation (ALPL) et, en 2000, il devient secrétaire syndical pour la sidérurgie (LCGB-SESM).
Secrétaire général. Il intègre en 2009 le bureau exécutif du LCGB. Patrick Dury est nommé secrétaire général, un poste occupé jusqu’à son accession à la présidence du syndicat chrétien.
Président. Le 18 novembre 2011, Patrick Dury est élu président national du LCGB. Depuis 2019, il est aussi vice-président de la Chambre des salariés.