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Légalisation du cannabis : des failles à tous les étages 


Le texte de loi qui doit ouvrir la voie à la culture légale de quatre plants de cannabis à domicile ne sera pas soumis de sitôt au vote de la Chambre des députés. (Photo : afp)

Les autorités judiciaires réclament une «révision en profondeur» du projet de loi qui vise à légaliser la culture et la consommation de cannabis à domicile. De bout en bout, des lacunes sont décelées.

«Est-ce que la légalisation envisagée ne posera pas plus de questions pratiques qu’elle n’en résoudra, notamment par rapport aux contrôles du nombre de plants autorisés pour la culture par une communauté domestique?»

C’est Brigitte Konz, la présidente du tribunal d’arrondissement de Diekirch, qui résume le mieux les nombreuses interrogations énoncées dans les avis rendus par les autorités judiciaires sur le projet de loi visant à légaliser partiellement le cannabis récréatif au Luxembourg.

La liste des «difficultés et incongruités» mises en avant notamment par le parquet général est longue : contradictions, inégalités de traitement, manque de clarté, oublis, grave erreur de logique ou encore porte grande ouverte aux abus.

Bref, la ministre de la Justice, Sam Tanson, est renvoyée à ses études. Le premier avocat général, Serge Wagner, se montre le plus sévère. Il appelle à «revoir en profondeur» le texte, qui n’est pas prêt à être soumis de sitôt au vote des députés.

Se procurer des semences ? Illégal !

La justice décèle des failles à tous les étages, à commencer par l’acquisition des semences pour cultiver ses plants de cannabis à domicile jusqu’à l’impossibilité pour la police de contrôler effectivement le nouveau cadre légal.

Le projet de loi repose sur deux axes majeurs : la légalisation de la culture et de la consommation domestique de cannabis récréatif et l’allègement des sanctions pénales pour la détention ou le transport de petites quantités de cannabis sur la voie publique.

Le principe même du «choix politique» de réduire, grâce à cette ouverture, les risques induits par la consommation de cannabis et de prévenir, par ricochet, la criminalité est remis en question par les magistrats. Le parquet général estime que «le projet de loi ne semble pas prendre en considération la situation d’un trafiquant de drogue cultivant de manière professionnelle de grandes quantités de plantes et agissant dans le cadre d’une association ou organisation criminelle. Il risque apparemment les mêmes peines que celui qui a cultivé cinq ou six plantes pour sa consommation personnelle.»

«Aucune circonstance aggravante n’étant prévue, n’encourra-t-il qu’une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement?», s’interroge le parquet de Luxembourg.

Les problèmes détectés dans le texte commencent néanmoins bien plus tôt. Le projet de loi resterait ainsi «muet quant à la question de savoir par quel moyen le consommateur devra se procurer les semences et les graines pour la culture de plantes».

Le parquet de Diekirch rappelle que «l’importation de graines de cannabis reste interdite et constitue dès lors une infraction pénale». Afin d’éviter de se retrouver dans l’illégalité avant même de lancer sa culture privée, le procureur Ernest Nilles suggère d’autoriser les boutiques de CBD à importer et vendre les graines.

Cannabis à domicile, (futur) mode d’emploi

PLANTS Un ménage ou une communauté de vie peuvent cultiver en toute légalité un maximum de 4 plants de cannabis. La plantation peut se situer à l’intérieur ou à l’extérieur, mais elle ne doit pas être visible depuis la voie publique.

CONSOMMATION L’herbe cultivée doit être consommée à domicile. Il restera interdit de fumer son joint en public. La culture et la consommation restent interdites aux mineurs.

POSSESSION Il est prévu de procéder à une «décorrectionalisation» de la consommation, de la possession et du transport en public. La limite est fixée à 3 grammes. Un simple avertissement taxé de 145 euros sera dressé. Le cannabis sera saisi et détruit. L’amende est haussée à 300 euros, voire à 500 euros, en cas de refus de payer l’amende.

POURSUITES Toute possession de plus de 3 grammes va faire l’objet d’une procédure pénale. Un procès-verbal sera dressé et une comparution devant un juge d’instruction restera de mise.

MOBILITÉ La tolérance zéro prévaudra pour la conduite sous l’influence du cannabis.

La justice fait en outre remarquer que le texte semble prévoir la culture de cannabis uniquement dans un jardin privatif, mais pas dans une résidence comptant des dizaines d’appartements. «Il est évident que les propriétaires qui sont opposés à la culture (…) de cannabis peuvent être incommodés par l’odeur dégagée par les plantes (…) cultivées par d’autres copropriétaires», avance le parquet général.

Un règlement de copropriété interdisant la culture n’est pas forcément possible «au vu de la teneur du projet de loi». De plus, la police, qui serait certainement appelée à «d’innombrables reprises», ne pourrait que difficilement intervenir. «Même les réclamations (…) d’un voisin ayant des enfants en bas âge, importuné par les fumées de cannabis et ayant une vue directe sur la plantation seraient insuffisantes pour justifier un contrôle policier (…)», développe le premier avocat général.

D’une manière plus globale, les autorités judiciaires mettent en lumière toute une série de questions pratiques, notamment en ce qui concerne les contrôles sur la voie publique. «L’agent devra être en possession d’une balance électronique pour peser la substance (avec ou sans emballage ?) et d’un test rapide pouvant déterminer s’il s’agit effectivement de cannabis ou au contraire de CBD légal ou d’une autre substance légale», énumère Ernest Nilles.

«Les tests rapides étant cependant peu fiables pour déterminer le taux de THC, l’agent sera dans l’embarras pour déterminer l’illégalité du produit entre ses mains (…)», poursuit le haut magistrat. Le projet de loi serait aussi trop flou en ce qui concerne la saisie et la destruction des substances illégales trouvées sur un suspect.

La justice privée de moyens

D’autres points d’interrogation concernent la définition de la visibilité des plants depuis la voie publique. «On peut (…) s’imaginer qu’une personne pensant respecter la législation, alors que ses plantes ne sont pas visibles immédiatement depuis la voie publique, puisse néanmoins être pénalement poursuivie parce que ses plantes peuvent être aperçues à partir d’un point plus éloigné (…)», fait remarquer le tribunal d’arrondissement de Luxembourg.

Enfin, la justice regrette le fait que le projet de loi la privera des moyens dont elle dispose pour lutter contre la toxicomanie. «La décorrectionnalisation souhaitée (…) entraînera nécessairement la perte pour les forces de l’ordre des pouvoirs d’investigation en matière de flagrant délit, à savoir entre autres la possibilité d’effectuer des perquisitions, saisies et fouilles corporelles. De même, aucune instruction ne pourra être ouverte, le juge d’instruction étant incompétent en matière de contraventions.»

L’État compte cultiver du cannabis

On sait depuis plusieurs mois déjà que le gouvernement voulait mettre en route avant la fin de la législature en cours un cadre légal pour la culture, sous contrôle étatique, du cannabis médical au Luxembourg.

La nouveauté, annoncée fin juillet, est qu’une fois cette étape achevée, le cap sera également mis sur un projet de loi visant à lancer une chaîne de production étatique de cannabis récréatif. Les deux textes doivent encore être soumis en 2023 à la Chambre des députés.

Le Luxembourg compte observer de près comment les choses vont évoluer aux Pays-Bas, où une chaîne de production doit être lancée au premier trimestre 2023. Dans un premier temps, le Grand-Duché va néanmoins se limiter à la culture de plants en privé.

Le projet de loi, remis aux mains des députés, suscite toutefois des critiques (lire ci-dessus). Suivront les deux textes qui permettront à l’État de cultiver du cannabis à grande échelle. Importante précision : il semble d’ores et déjà exclu que la consommation en public soit autorisée.

Les yeux rivés sur l’ONU et l’Allemagne

Le parquet de Luxembourg renvoie dans son avis aux obstacles qui se présentent à l’international pour légaliser le cannabis récréatif. En effet, une convention de l’ONU force les parties signataires à limiter «exclusivement à des fins médicales et scientifiques la production, la fabrication (…), la distribution, le commerce, (…) et la détention (de) stupéfiants».

Il existe aussi le risque de se heurter aux accords de Schengen. La présidente du tribunal de Diekirch plaide donc pour une «solution européenne» qui répondrait «aux craintes quant à un pèlerinage vers le Luxembourg pour l’acquisition de cannabis (…)».

Au moins, le gouvernement juge-t-il «utile» que les législations du Luxembourg et de l’Allemagne sur le cannabis «s’agencent autour des mêmes principes et objectifs».

Outre-Moselle, il est prévu d’autoriser la vente de cannabis dans les magasins spécialisés et éventuellement dans les pharmacies (20 à 30 grammes). La culture personnelle privée sera autorisée et limitée à trois plantes.