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[Gardiens de la nature] «Parfois, un peu de compréhension ne nuirait pas»


Bien que ce ne soit vraisemblablement pas eux qui en souffrent le plus actuellement, les vignerons comme Jeff Konsbrück ne sont pas épargnés par la crise économique.

Les vignerons sont régulièrement aux côtés des agriculteurs lors du mouvement de colère européen. Et au Luxembourg ? Jeff Konsbrück, viticulteur bio, répond qu’effectivement rien n’est simple.

À la différence des fermiers classiques, les vignerons s’occupent en plus de la transformation et de la vente des fruits qu’ils font pousser et récoltent. Ces chapitres en plus représentent une très grosse charge de travail supplémentaire et l’acquisition de connaissances complexes qui n’ont plus grand-chose à voir avec le travail de la terre, lui aussi très exigeant, surtout lorsqu’on le pratique avec son cœur.

Le caractère composite du métier de vigneron est un défi, mais aussi une chance. En vendant lui-même un produit fini, il apporte à son travail une plus-value plus ou moins importante selon la qualité et la reconnaissance des vins qu’il embouteille. Le chiffre d’affaires d’un vigneron sera donc souvent supérieur à celui d’un viticulteur qui ne vend que ses raisins. Rien de plus logique à cela puisqu’il doit aussi endurer le coût des outils de production qui sont particulièrement lourds en la matière, et des emplois qu’il crée.

A priori, au Luxembourg, ce secteur semble donc davantage protégé par rapport à des exploitants agricoles soumis à un marché qui dicte lui-même ses prix sans que les exploitants aient leur mot à dire. Cette liberté leur permet sans doute de mieux tenir la barre de leur entreprise.

Mais les vignerons ne vivent pas pour autant dans une bulle et ils n’échappent pas aux contraintes actuelles. «Au fond, il est facile de comprendre la colère des agriculteurs, relève Jeff Konsbrück, vigneron bio à Ahn (Winery Jeff Konsbrück) et vice-président des vignerons indépendants. Les coûts et les charges augmentent, mais le prix du lait ou de la viande baisse, ça ne peut pas marcher. Comme nous, les agriculteurs aiment leur travail. On n’y passerait pas 60 heures par semaine et parfois plus si ce n’était pas le cas. Mais quand les circonstances font qu’on ne gagne presque plus rien, il y a un problème.»

Nous savons bien qu’il est très facile de trouver du vin moins cher que le nôtre

Le jeune vigneron reconnaît que chez lui «pour l’instant, ça va encore», bien qu’il constate que ses bénéfices diminuent depuis quelque temps. «Nos clients continuent à acheter du vin à peu près en même quantité, mais ils préfèrent désormais commander en plusieurs fois. Mais puisque mes dépenses sont en hausse, le résultat à la fin de l’année s’en ressent. Je ne peux pas compenser les quatre index de l’an passé et l’explosion des coûts de l’énergie dans le prix de mes bouteilles. Elles ont augmenté un peu, c’est vrai, mais pas du tout dans ces proportions. C’est évidemment une source de stress, on se demande quel sera le futur. Nous savons bien qu’il est très facile de trouver du vin moins cher que le nôtre dans les supermarchés…»

Effet secondaire de l’état morose de l’économie, Jeff Konsbrück et ses collègues ont par exemple remarqué que le marché des cadeaux d’entreprise en fin d’année avait pratiquement disparu. «Beaucoup de sociétés du bâtiment offraient des bouteilles à leurs employés, se souvient-il. Maintenant, elles n’ont plus d’argent pour ça. Tout est lié.»

Le poids de la bureaucratie

L’un des arguments les plus clamés dans la bouche des manifestants européens est le poids des normes de plus en plus insoutenable. «Nous le constatons aussi, assure-t-il. Il y a toujours plus de papiers à remplir. On entend parler de la simplification administrative, mais on ne la voit jamais venir.» Les dossiers sont systématiquement plus denses et complexes, au point qu’il faudrait presque embaucher pour pouvoir y répondre «et donc dépenser de l’argent alors qu’on en a de moins en moins».

La problématique de l’embauche des vendangeurs est explicite. Par définition, cette main-d’œuvre ne vient que pour la récolte, soit un mois, un mois et demi par an. Et pourtant, «il y a une douzaine de formulaires à remplir au pire des moments pour nous, celui où on a le plus de travail et où on est le plus dans l’urgence».

Et lorsqu’une faute est commise, Jeff Konsbrück constate que le montant des amendes semble disproportionné par rapport aux erreurs repérées. «Parfois, un simple papier mal rempli ou quelques jours de retard dans une procédure peuvent coûter très cher, plusieurs centaines d’euros et même plus, alors que nous sommes de bonne foi. Les personnes qui nous contrôlent connaissent les lois par cœur, c’est leur travail, mais pour nous, c’est plus compliqué d’être continuellement à jour de toutes les réglementations. Nous n’avons pas que ça à faire et elles changent régulièrement.»

Le vigneron ne critique d’ailleurs pas le fait d’être strictement contrôlé, «c’est normal, nous ne voulons pas de brebis galeuse dans notre profession», mais il regrette le manque d’empathie de certains fonctionnaires. «Lorsqu’une personne décide de nous mettre une amende, on n’a jamais la possibilité de s’expliquer : il faut juste payer. Il n’y a pas de juge devant lequel on pourrait se défendre, uniquement l’arbitraire d’un contrôleur. Parfois, un peu de compréhension ne nuirait pas. Pour les simples erreurs administratives, il suffirait de nous expliquer la faute commise, nous la réparerions et nous apprendrions pour la prochaine fois… Ce serait tout aussi efficace.»

Le bio protège-t-il de la crise?

Un peu partout, le marché du bio fait la moue. Pour la première fois, en Europe, les ventes ont baissé ces dernières années. La faute à leur prix, surtout en temps de crise économique latente. Les ménages qui pouvaient faire l’effort de payer un peu plus pour bien boire et manger n’en ont plus toujours les moyens.

«Le vin est un bien qui n’est pas absolument nécessaire et les clients qui sont obligés de faire très attention à ce qu’ils dépensent vont acheter des produits moins chers, c’est certain, avance Jeff Konsbrück. Mais ceux qui peuvent encore se permettre des achats plus idéologiques vont rester.»

Le bio ne protège donc pas de la crise, et plus elle durera et plus ce sera compliqué pour les producteurs qui s’engagent à produire en respectant vraiment l’environnement.

Carte d’identité

Nom : Jeff Konsbrück

Âge : 36 ans

Fonction : vigneron à la Winery Jeff Konsbrück (Ahn)

Profil : portant d’abord l’envie d’être mécanicien, Jeff Konsbrück s’est finalement réorienté pour reprendre les vignes familiales. Mais alors que son père vendait ses raisins, il a décidé de construire sa cave en 2012 pour commercialiser ses propres bouteilles. Il s’est converti au bio en 2020.