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[Critique ciné] «Nope», les yeux dans les cieux


Jordan Peele prend l’histoire du cinéma américain à rebours pour créer uelque chose de nouveau à partir de John Ford et Spielberg. (Image Universal Pictures)

Après Get out et Us, Jordan Peele revient avec Nopedans lequel il amène ses obsessions à un niveau encore supérieur.

La trajectoire de Jordan Peele cinéaste est exemplaire et son Nope, pourtant traversé par des mystères irrésolus, donne toutes les clefs pour voir que l’on a affaire à un grand auteur du cinéma américain contemporain. Avec le classique immédiat Get Out (2017), il réussissait le double coup de redonner ses lettres de noblesse au film d’horreur engagé et d’y faire venir le public en masse; Us (2019) poussait le concept du «doppelgänger» dans un récit horrifique captivant et jusqu’au-boutiste, tout en se fendant d’un discours social toujours plus pertinent à l’heure de Black Lives Matter et des manifestations anti-Trump en tout genre, voire des Gilets jaunes en France. C’est à un niveau encore supérieur que Peele amène ses obsessions dans ce troisième film, qui témoigne d’un profond respect pour ses aînés autant qu’il dynamite leurs normes.

Rêve américain

Les deux décors emblématiques du rêve américain introduisent, l’un après l’autre, le film. D’abord, un plateau de tournage, la fabrique du rêve; ensuite, les vastes étendues de l’Ouest, là où le rêve américain est né. À faire le lien entre les deux, on trouve la famille Haywood – un nom qui sonne comme une version à peine altérée de «Hollywood» –, descendants du premier Afro-Américain immortalisé sur images mouvantes et dresseurs de chevaux pour le cinéma.

Après la mort soudaine et étrange de leur père, OJ (Daniel Kaluuya) et sa sœur, Em (Keke Palmer), peinent à maintenir le business familial à flot et commencent à vendre leurs chevaux au parc à thème voisin, dirigé par l’ex-enfant star Jupe (Steven Yeun). Quand les Haywood devinent des phénomènes mystérieux au-dessus de leurs têtes, ils mettent en place un dispositif qui pourrait bien sauver leur ranch : capturer ces scènes comme preuve ultime de l’existence d’une vie extraterrestre, amassant au passage la richesse et la gloire.

Un véritable spectacle, avec son lot de scènes cauchemardesques et un clou qui oblige le spectateur à sortir de sa condition

Comme dans Us, c’est une citation de la Bible qui est au centre de son discours : «Et je jetterai sur toi tes abominations, et je te couvrirai d’infamie, et je ferai de toi un exemple». En anglais, le mot «exemple» est traduit par «spectacle», et alors, cela aurait pu tout aussi bien être Debord, moins sacré mais tout aussi approprié : «Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation», ou encore : «Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.»

C’est moins le spectacle qui est mis en cause que notre rapport addictif, toxique, à lui. La société du spectacle a tellement surchauffé depuis 50 ans qu’elle s’est transformée en un grand spectacle de la société, empêchant le spectateur dans sa capacité à émettre une opinion réfléchie et, donc, lui ôtant son identité propre. C’est le cas de Jupe, qui a enfoui un trauma d’enfance sous une perspective capitaliste, matérialisée par le musée privé qu’il a créé à la gloire de sa sitcom maudite.

Notre époque, où tout fait évènement, a conditionné l’humain à être spectateur et non plus acteur. Comment réagir à un «mauvais miracle» (expression inventée par OJ et Em pour décrire des phénomènes terribles et inexplicables, comme la mort de leur père)? Notre discernement altéré nous permet-il encore d’y réagir, d’ailleurs? La proposition brillante de Jordan Peele est de trouver une partie de la réponse en prenant l’histoire du cinéma américain à rebours.

Obliger le spectateur à sortir de sa condition

Il s’agit de créer quelque chose de nouveau à partir de John Ford et Spielberg. L’idée est simple mais révolutionnaire : Peele est moins intéressé à mettre en scène les sempiternels paysages du Far West – qui sont le plus souvent plongés dans l’obscurité, voire carrément factices – que par l’idée de décaler sa caméra sur la hauteur, juste au-dessus des sierras. Et de filmer le ciel comme dans un western, avec ses reliefs et ses dangers invisibles, osant même isoler la tête de son protagoniste dans la sublime monstruosité de la vastitude. C’est un véritable spectacle que Jordan Peele donne à voir, avec son lot de scènes cauchemardesques et un clou – l’apparition de la chose volante – qui oblige le spectateur, sur l’écran comme dans la salle (faut-il préciser que Nope doit être vu sur grand écran?), à sortir de sa condition de spectateur.

Dans une séquence cruciale, les humains avides de spectacle sont littéralement avalés et digérés par l’objet de leur attention. Un moment drôlement provocateur mais inhumain, qui déverrouille une grande partie des questionnements du film. Mais pas tous.

Des sous-textes amenés avec beaucoup de finesse

Sur le modèle des discours déroulés dans Get Out et Us, Jordan Peele tisse un lien entre la maltraitance animale et la réécriture de l’histoire par et à la faveur de l’homme blanc, qu’incarnent les deux personnages principaux. Dans ce film où, plutôt que de garder la tête baissée sur son téléphone portable, on lève les yeux au ciel, les sous-textes sont amenés avec beaucoup de finesse, même les plus grotesques. Mais c’est le troisième long métrage de Peele, et lui ne se contente plus de faire de la gymnastique pour glisser ses propos : il rend le tout complexe en y faisant entrer l’impénétrable.

Des mystères qui ont à voir, d’une façon ou d’une autre, avec la fameuse notion de «mauvais miracle» et dont la non-résolution n’est qu’un leurre pour amener le spectateur à construire sa propre interprétation, loin des films à allégories qui se complaisent à prendre de haut le public. Moins immédiat que Get Out et plus complexe encore que Us, Nope est un Peele électrisant qui risque de hanter longtemps les mémoires cinéphiles.

Nope de Jordan Peele.Avec Daniel Kaluuya, Keke Palmer, Steven Yeun… Genre horreur / science-fiction. Durée 2 h 10

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