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Crise dans l’édition luxembourgeoise : l’angoisse de la page blanche


Tout devient cher et rare : l’encre, la colle, les plaques offset (technique d’impression), la main-d’œuvre. (Photo : archives LQ/Julien Garroy)

Actuellement en train d’assurer sa promotion à la grand-messe de Francfort, le milieu de l’édition luxembourgeoise n’est pas épargné par la hausse des prix de l’énergie et des matières premières. Ce qui fragilise fortement un secteur déjà précaire.

Depuis plus de deux ans, le monde de l’édition traverse un tunnel aussi sombre qu’un roman noir. Il y a d’abord eu la pandémie, le repli numérique, les achats en ligne, les librairies en plein marasme. Une crise chassant l’autre, il y a eu ensuite la flambée du prix du papier (+100 % entre 2021 et 2022), qui couve depuis quelques années : sa fabrication – à l’échelle européenne – s’effondre en effet sûrement. Ainsi, depuis 2008, près de la moitié de la production papetière s’est arrêtée ou pire, s’est transformée pour faire du carton, activité bien plus lucrative (merci Amazon!).

Et cette année, avec la guerre en Ukraine, ses coûts (directement liés au prix du gaz et de l’électricité) sont fortement affectés, que l’on produise d’ailleurs en Allemagne, en Finlande ou beaucoup plus loin (Chine, États-Unis…). À cela, enfin, s’ajoutent une inflation généralisée ainsi que des problèmes d’approvisionnement et de livraison.

Tout devient cher et rare : l’encre, la colle, les plaques offset (technique d’impression), la main-d’œuvre. De quoi toucher, par ruissellement, la chaîne du livre dans son ensemble : auteur, éditeur, imprimeur, distributeur et libraire.

«Je ne me souviens pas d’une situation aussi tendue!», lâche Marc Binsfeld, directeur des éditions Guy Binsfeld, et depuis 33 ans dans le métier. «C’est évidemment inquiétant», souffle-t-il. Dans son viseur, des imprimeurs qui tirent la langue face à la flambée des coûts. «Certains, notamment en Belgique, risquent de faire faillite», pronostique-t-il, ce qui n’améliorera pas la pression entre l’offre et la demande. «Les prix vont grimper, et les problèmes de disponibilité aussi.»

Cette crise devient existentielle pour beaucoup

Ian De Toffoli, président de la Fédération des éditeurs luxembourgeois, songe lui au microcosme national : «On est de petites sociétés, aux budgets limités et sans grande réserve. Cette crise devient existentielle pour beaucoup.»

Cette semaine, dans les couloirs du salon du Livre de Francfort où dix maisons d’édition du Luxembourg se sont déplacées, le débat risque d’être orienté, la crise occupant tous les esprits.

Si à l’international, Kultur | lx veille à mettre doublement la main à la poche (en finançant les traductions d’œuvres écrites en luxembourgeois, et en appuyant les maisons d’édition étrangères qui cherchent à publier des auteurs nationaux, comme récemment avec L’Espace d’un instant, éditeur français de textes de théâtre), c’est à domicile que les solutions se font attendre, malgré les subventions allouées par le Focuna (Fonds culturel national Luxembourg), sans qui ce «système extrêmement fragile» s’effondrerait sur lui-même.

Ian De Toffoli détaille : «On peut recevoir 4 000 euros par livre édité, pour un maximum de quatre ouvrages à l’année. Ce qui couvre, précisons-le, à peine plus de la moitié des coûts. Avec ça, les petites structures n’arrivent même pas à dégager un salaire!»

De là à imaginer un autre financement, plus avantageux? «On y travaille», dit-il, vite relayé par Marc Binsfeld : «On a clairement exprimé le besoin d’aides supplémentaires. Le gouvernement nous écoute et comprend, car au pays, le marché du livre est important, dynamique et créatif.»

Aide financière du ministère, mécénat… : les pistes de solutions

Le président des Lëtzebuerger Bicherediteuren reprend : «Le ministère de la Culture est conscient de la fragilité du secteur. Il sait qu’il faut en solidifier le socle, car un coup de vent peut le faire tomber dans sa totalité.» Son idée? Des aides financières, régulières, qui fonctionneraient sur le modèle du Film Fund ou de la presse nationale.

Quid du mécénat et des appuis institutionnels? «C’est un pot limité que tout le monde lorgne, dont certains qui sont encore plus mal en point que nous!», tranche Ian De Toffoli. Mais en attendant que les discussions avancent, il faut trouver des solutions en interne. Car pour l’instant, «il n’y a rien de concret» sur la table, explique Marc Binsfeld.

Pourtant, ça urge! Ce dernier sort même son livre de commandes, histoire d’apporter un exemple concret à l’affaire qui les agite tous : pour deux livres de littérature, comparables en termes de pages et de tirage, l’un imprimé il y a un an et l’autre aujourd’hui, il calcule ainsi une différence de coût de 900 euros (1 300 même, dans un autre cas où l’ouvrage date de 2020).

Il sort alors sa calculette : «Sur 650 exemplaires, ça fait plus d’un euro supplémentaire par livre. Et si on sort une demi-douzaine de titres à l’an, ça vous fait vite 5 000 euros de plus en frais d’impression. Ce n’est pas rien comme augmentation!  Et ce n’est pas le seul prix qui augmente…».

30 % de hausse des coûts au minimum

Ian De Toffoli confirme l’embrasement, lui qui a l’oreille tournée vers les maisons d’édition : «L’écho est sensiblement le même : on parle de 30 % d’augmentation, quand ce ne sont pas des coûts multipliés par deux!» Une hausse que chacun essaye de contenir, en fonction de sa taille et ses ressources.

Car si le milieu de l’édition au Luxembourg avance uni, en son sein, les différences sont notables, que l’on soit une modeste structure indépendante ou une maison plus importante, appartenant à un groupe. Marc Binsfeld confirme : «Il y a différents modèles, certes, mais les problèmes se valent!»

Il détaille : «Il y a celles sans employé, qui ont peu de frais, mais qui sont touchées directement par les coûts : elles n’ont que la vente de livre pour se rattraper. Et il y a celles qui s’appuient sur une activité parallèle ou favorisent des propositions plus commerciales, comme les livres touristiques. Mais elles sont touchées plus globalement par l’inflation, que l’on évoque les frais de chauffage, de transport, de salaire… Les unes sont flexibles par leur taille, les autres par leurs ressources, mais au bout du compte, la galère est la même pour tout le monde!»

Ian De Toffoli change de veste et parle alors en tant que directeur des éditions Hydre, qu’il a cocréées il y a dix ans : «Pour l’instant, on fait avec!», témoigne-t-il, reconnaissant que le prochain livre se fera sur un papier différent, avec «une légère nuance dans le blanc». De toute façon, poursuit-il, «les moyens d’économiser sont maigres. On est en flux tendu!» Et pas question de réduire le nombre de sorties, déjà chiche : «On ne sort pas dix-quinze ouvrages à l’année, mais quatre. Si on lésine là-dessus, on n’a plus rien à proposer!»

Pas question de rogner sur la qualité

Marc Binsfeld, lui, évoque d’autres soucis, comme ce prix élastique, qui peut changer entre la commande et la production. «L’offre d’un imprimeur a aujourd’hui une validité de deux-trois jours! On ne sait pas du tout ce qu’il en sera dans un mois, trois, six…», lâche-t-il.

Avec leurs élégants livres thématiques, imprimés entre 2 000 et 3 000 exemplaires entre le Luxembourg, la Belgique, la France, l’Italie et l’Allemagne, les éditions Binsfeld ne comptent surtout pas rogner sur la qualité qui, selon son directeur, fait toute la différence : «Ce n’est pas la bonne solution! C’est important qu’un livre soit un bel objet. On ne va quand même pas imprimer sur du papier pour photocopieuse!»

Et personne ne songe non plus à s’ouvrir au numérique, un secteur «marginal» pour Ian De Toffoli; un simple «complément» au livre-papier pour Marc Binsfeld.

Devant ces maigres perspectives, une répercussion sur les prix de ventes semble désormais inévitable, même si aucun éditeur n’envisage, pour l’instant, d’y souscrire, espérant que la crise ne soit qu’un mauvais moment à passer.

Augmenter le prix des livres, une solution risquée

«On se donne entre six mois et un an pour voir si les choses changent dans le bon sens», lâche Ian De Toffoli. «On est tributaire d’une situation en marche, et on ne sait pas quand elle va s’arrêter», prolonge Marc Binsfeld.

Verra-t-on alors les tarifs grimper en flèche en 2023? Le président des Lëtzebuerger Bicherediteuren met en garde : «La littérature luxembourgeoise souffre d’un manque de visibilité : elle traîne un complexe d’infériorité, n’est pas ancrée totalement dans la société, se vend difficilement. Alors que va-t-il se passer si on augmente les prix, déjà élevés? On ne peut pas proposer un livre de 200 pages pour 25-30 euros. Il y aura une limite que les lecteurs n’accepteront plus!».

À Marc Binsfeld le mot de la fin, qui se résume à un terme : solidarité. «Il faut passer cette phase difficile en se serrant les coudes. On est sur le même marché, on est tous petits, tous fragiles et tous confrères!» Avec derrière, l’espoir de tourner ensemble la page d’une mauvaise histoire.

Les maisons d’édition luxembourgeoises participant à la «Buchmesse» de Francfort.

Black Fountain Press
capybarabooks
Éditions Guy Binsfeld
Éditions Schortgen
Ernster Éditions
Hydre Éditions
KIWI E. L. G.
Kremart Edition
PassaParola Éditions
PersPektiv Éditions

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