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Carlo Thelen : «Nos entreprises sont en souffrance»


«Notre modèle de croissance est souvent vu comme piège, mais je vois aussi peu de gens qui seraient prêts à gagner moins ou toucher une pension ou des allocations moins importantes», fait remarquer Carlo Thelen.

Carlo Thelen, le directeur général de la Chambre de commerce, explique le phénomène de la pénurie de main-d’œuvre qui guette le Luxembourg. Dans ce contexte, il fustige les plans du ministre du Travail pour une réduction généralisée du temps de travail.

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L’accord tripartite intervenu vendredi va offrir une plus grande prévisibilité aux entreprises, du moins en ce qui concerne l’inflation et l’évolution des coûts salariaux. L’économie nationale reste cependant confrontée à d’autres défis majeurs, dont la pénurie de main-d’œuvre.

En amont des tractations entre gouvernement, syndicats et patronat, Le Quotidien a rencontré Carlo Thelen, le directeur général de la Chambre de commerce, pour dresser un état des lieux plus détaillé de la situation dans les entreprises du pays.

Un des sujets qui prédominent en ce début d’année est la pénurie de main-d’œuvre. Comment en est-on arrivé là et quelle est la gravité de ce phénomène?

Carlo Thelen : Depuis des décennies, notre économie s’est caractérisée par son ouverture sur l’extérieur et son dynamisme. Diverses activités et des secteurs de plus en plus spécialisés sont concentrés sur un territoire restreint. Cette concentration offre au Luxembourg un rayonnement au-delà de ses frontières.

L’attractivité qui en découle a stimulé le développement d’un marché du travail basé sur l’immigration – initialement en provenance de pays du sud de l’Europe – et le phénomène des frontaliers. La diversification continue de l’économie, notamment vers les technologies de l’information et de la communication, et la transition vers un centre financier international ont été possibles grâce à l’afflux de main-d’œuvre des trois pays voisins et à l’immigration, qui a dopé la croissance de la population. Cette tendance s’est poursuivie jusqu’à il y a quelques années. Avec le covid, d’autres bouleversements ont eu lieu.

Justement, quel est l’impact de la pandémie sur la main-d’œuvre?

L’impact le plus marquant a été le recours massif au télétravail, notamment au Luxembourg – économie de services par excellence – où une vaste partie de l’activité économique a pu être continuée puisqu’elle se prêtait bien au télétravail. Contrairement à d’autres pays européens, le Luxembourg, grâce au recours massif au chômage partiel, n’a pas connu de vagues de licenciements dans certains secteurs. Néanmoins, certains, comme l’Horeca, ont été touchés par des démissions de salariés qui se sont tournés vers d’autres secteurs.

De même, de nombreux frontaliers ont décidé de quitter le Grand-Duché et ont opté pour un emploi dans leur pays de résidence. La disponibilité de la main-d’œuvre diminue, mais en même temps l’on ne bénéficie pas encore de l’augmentation de la productivité attendue grâce à la digitalisation qui pourrait compenser cela.

Actuellement, les entreprises nous font part d’une pénurie de main-d’œuvre dans quasiment tous les secteurs et à tous les niveaux de qualification. Ce constat vaut aussi pour l’État. Compte tenu des niveaux sensiblement plus élevés des salaires dans la fonction publique par rapport à ceux du secteur privé, nos entreprises ont parfois du mal à recruter des travailleurs luxembourgeois ou à les retenir face à cette concurrence du secteur public et communal.

La pénurie de main-d’œuvre impacte-t-elle dès à présent l’activité des entreprises?

Si la situation s’accentue, il deviendra très difficile de mettre en œuvre les indispensables transitions écologique, énergétique et digitale. Tous les pays ont besoin de talents pour les réaliser. Le Luxembourg est en concurrence avec d’autres pays et doit donc rester attractif, ce qui est de plus en plus difficile en matière de logement, de mobilité, de coût du travail (NDLR : il cite en exemples les « hausses répétées«  du salaire social minimum et le système d’indexation automatique des salaires), de fiscalité des entreprises relativement lourde en comparaison européenne, de rigidités diverses (NDLR : il cite le droit de travail ou les contraintes administratives). On finit, donc, par manquer d’atouts. Cela nous inquiète. Si on ne résout pas les problèmes énoncés, nos entreprises seront freinées dans leur développement et notre économie perdra en attractivité.

Dans votre catalogue de revendications pour les législatives, la Chambre de commerce propose une série de solutions pour contrer ce phénomène. Quels sont les points majeurs?

Pour contrer cette pénurie, il faut travailler sur plusieurs axes. Cela commence au niveau de l’éducation fondamentale, où il faudrait mettre de manière renforcée l’accent sur des matières comme les mathématiques et les sciences. Les langues ont toujours été importantes pour l’intégration au Luxembourg et un atout pour le pays. Mais elles ne doivent pas devenir une barrière pour avancer dans d’autres domaines.

Il faut aussi enfin lever le préjugé négatif qui colle aux formations techniques et à l’apprentissage. L’esprit d’entreprise doit aussi être stimulé davantage. Dans les écoles, le contact avec les entreprises et les différents secteurs de l’économie doit être renforcé. Dans le domaine de la formation continue, le cofinancement de la formation dans les entreprises doit être revu à la hausse.

En cette situation de pénurie de main-d’œuvre, le débat sur une réduction du temps de travail prend de l’ampleur. Comment jugez-vous la proposition émise par le ministre du Travail?

Aujourd’hui déjà, les entreprises peuvent réduire le temps de travail. C’est à l’échelle des entreprises que l’organisation du temps de travail doit être décidée, en fonction de leurs besoins et de l’activité conjoncturelle, et ceci en concertation avec les travailleurs ou la délégation du personnel.

Par contre, le pouvoir politique ne doit pas s’ingérer dans cette organisation dont les caractéristiques varient fortement entre secteurs, voire entre entreprises. Donc une réduction généralisée du temps de travail, imposée par la politique, est absolument à proscrire, surtout que la pénurie de main-d’œuvre fait d’ores et déjà souffrir de nombreuses entreprises.

«Si la situation s’accentue, il deviendra très difficile de mettre en œuvre les indispensables transitions écologique, énergétique et digitale», met en garde Carlo Thelen.

Avec la pénurie, les salariés se retrouvent en position de force face à l’employeur potentiel. Les entreprises sont-elles disposées à leur offrir des avantages qui vont au-delà du salaire?

Les jeunes n’ont de nos jours plus les mêmes aspirations que les générations précédentes. Dans le passé, la priorité était de gagner rapidement de l’argent pour pouvoir devenir propriétaire d’un premier logement. Aujourd’hui, la situation est différente. Leur lien avec la propriété a changé.

La qualité de vie et l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle priment et c’est de bonne guerre. Un employeur, pour être attractif, doit tenir compte de ces nouvelles donnes et offrir le meilleur portefeuille de bonnes conditions de travail, de réelles perspectives de carrière et d’un environnement de travail flexible.

Que peuvent proposer les patrons?

Les employeurs ont identifié ces nouvelles tendances et doivent s’y adapter. Ils souhaitent offrir une plus grande flexibilité dans l’organisation du travail, ce qui requiert des adaptations et modernisations au niveau des législations qui s’y rapportent. Au niveau du plan d’organisation du travail, on pourrait penser à une annualisation. Il existe des secteurs où il y a plus de travail en fonction des différentes saisons.

On pourrait donc décider de prester plus d’heures dans la période plus intense et moins dans une période plus creuse. Dans cette discussion, il faut rappeler que le temps de travail effectif a déjà été fortement réduit au cours des dernières années, avec l’introduction de nouveaux congés de circonstance, alors que de nombreuses entreprises ont déjà dû renoncer à de nouveaux contrats faute de ressources humaines.

Les syndicats vous reprochent qu’une flexibilisation équivaut à un surplus de travail pour un nombre réduit de travailleurs. Cette équation correspond-elle à la réalité?

Malgré le contexte de polycrises, la charge de travail au sein des entreprises a continué d’augmenter. Si cela découle d’une hausse du carnet de commandes, tant mieux! Mais souvent, cela provient d’une surréglementation, de nouvelles contraintes, d’un absentéisme croissant, tous des facteurs qui entravent le développement des entreprises.

En réduisant le temps de travail, ces évolutions sont encore renforcées, exerçant une pression additionnelle sur les salariés disponibles. Il faut donc miser sur le bon équilibre, qui ne peut être trouvé qu’à l’échelle des entreprises, avec la délégation du personnel.

On est confronté à un manque de main-d’œuvre avec une Grande Région qui est quasiment asséchée. La croissance soutenue ne fait qu’aggraver la crise du logement et les problèmes de mobilité. Peut-on dès lors affirmer que le modèle économique et social du Luxembourg a atteint ses limites?

La question n’est pas nouvelle. La Chambre de commerce a joué le rôle de précurseur dans le débat public qui s’y rapporte. Autour de l’année 2010, nous avions lancé la plateforme 2030.lu pour stimuler le débat autour de la croissance du pays. On s’est fortement engagés à l’époque pour un développement plus durable afin de rapprocher davantage l’économique, l’écologique et le social.

La fabrique à idées Idea a été créée à la suite de cette mouvance pour mener cette réflexion plus loin. Quasiment en même temps, le ministère de l’Économie a lancé l’étude dite « Rifkin«  autour de la « troisième révolution industrielle« , avec la Chambre de commerce. Les modèles de la digitalisation et de l’économie circulaire, qui ont été mis en avant, nous avaient bien plu, car il s’agit là de facilitateurs pour permettre à tous les secteurs de devenir plus productifs et donc de faire mieux avec moins de ressources qui sont de plus en plus rares.

En effet, le Luxembourg doit importer toutes ses ressources, que ce soit l’énergie, la main-d’œuvre, une partie du savoir-faire et du capital. Notre petit pays doit rester ouvert, agile, compétitif et donc plus attractif que ses concurrents. On reste fondamentalement convaincus qu’il aurait fallu continuer sur la lancée de la « troisième révolution industrielle“ au lieu de se lancer dans la voie contraire avec l’initiative « Luxembourg Stratégie« .

Les voix pour cesser cette folle course à la croissance se multiplient pourtant. Que répondez-vous?

Ce n’est pas une option réaliste. Le Luxembourg a besoin d’une économie attractive, dynamique, diversifiée et qui s’adapte en permanence aux mutations et aux défis du moment. Sans croissance, notre pays se retrouverait très rapidement en bas de l’échelle du niveau de vie en Europe et notre système de protection sociale serait démantelé avec, à la clé, moins de cohésion sociale et davantage de tensions sociales.

Il ne faut pas viser la décroissance, mais s’assurer de pouvoir avoir une croissance qualitative, avec un aménagement du territoire et un encadrement structurel adéquats. Le principe du « faire mieux avec moins«  doit primer. Cela passe notamment par une digitalisation plus importante, une simplification des procédures, un droit du travail moderne, des infrastructures adaptées et un cadre fiscal compétitif.

Il n’existe, donc, pas d’autre choix que de continuer à croître?

Notre modèle de croissance est souvent vu comme piège, mais je vois aussi peu de gens qui seraient prêts à gagner moins ou toucher une pension ou des allocations moins importantes. Ce sont les contradictions et incohérences dans lesquelles nous sommes coincés. Chacun parle du changement climatique et reconnaît sa gravité, mais on voit les difficultés pour faire bouger les choses.

Chacun se plaint de la pénurie de logements, mais nombreux sont ceux à refuser que de nouveaux logements soient construits dans leur voisinage direct. Chacun sait que notre système de pensions n’est pas soutenable à long terme, mais il existe peu de volonté de l’adapter dès à présent, à un moment où cela ne ferait pas encore mal aux pensionnés d’aujourd’hui.

Le commerce extérieur joue toujours un rôle primordial pour le Luxembourg. Avec le contexte géopolitique actuel, comment se positionne la Chambre de commerce sur le démarchage de nouveaux partenaires, notamment issus d’États peu respectueux de la démocratie ou des droits humains?

On mène beaucoup de réflexions sur cette thématique. Les entreprises sont favorables pour continuer à adopter une approche pragmatique et tournée vers l’ouverture et le commerce international. Notre place financière, notre industrie, notre secteur des TIC, etc., sont tous tournés vers l’international. Si nos entreprises veulent continuer à augmenter leur chiffre d’affaires, il faut qu’elles fassent des affaires au-delà de nos frontières, et pas uniquement dans la Grande Région ou en Europe.

Il faut continuer à diversifier les destinations de nos exportations de biens et de services. Dans ce contexte, il est impossible de se limiter aux seuls pays qui adoptent le même modèle démocratique que nous. Si on décide de ne pas aller dans un pays qui n’a pas les mêmes valeurs démocratiques que nous, nos concurrents vont y aller à notre place. Il existe beaucoup d’hypocrisie dans la discussion.

Nous formons désormais nos équipes aux critères ESG (NDLR : environnementaux, sociaux et de gouvernance) afin de sensibiliser les entreprises à ces aspects importants pour qu’elles décident en connaissance de cause et en mesurant les risques avant de se lancer sur des marchés plus sensibles. Il faut donc rester prudent et pragmatique, sans être naïf, et continuer à construire des ponts avec les économies qui présentent des opportunités pour nos entreprises.

2 plusieurs commentaires

  1. Votre commentaire est caricatural!… l’approche développée par la Chambre de Commerce a toujours été pesée, réfléchie et pleine de bon sens, même si cela pourrait être encore plus concret. Toujours est-il que son constat est plus que juste!

  2. D’après ce que je peux lire , monsieur Thelen, n’a jamais travaillé de ces propres mains.
    Diriger , assis convenablement dans un fauteuil à la maison, une équipe qui se débrouille à l’extérieur , je crois que beaucoup de gens pourraient le faire.