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«Leurs enfants après eux» : les illusions perdues de la France périphérique


Adaptation du livre de Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018, Leurs enfants après eux ramène à la Moselle des années 1990, alors en pleine désindustrialisation. Une fresque qui parle autant d’amour que de l’impossible ascension sociale.

Leurs enfants après eux arrive demain en salle, creusant le sillon de la fresque générationnelle après le succès de L’Amour ouf et faisant de la France périphérique des années 1990 un paysage de cinéma. Adaptation fidèle du prix Goncourt 2018, le film frappe les mêmes cordes sensibles en suivant sur quelques années la destinée d’adolescents d’une ville de Lorraine heurtée par la désindustrialisation et décrit l’histoire d’amour impossible entre un gamin d’ouvrier et la fille d’un notable.

Le livre, qui a propulsé la carrière de Nicolas Mathieu, a touché juste en brossant le portrait d’une France périphérique souvent oubliée et de sa jeunesse rêvant d’ailleurs mais condamnée à reproduire le parcours des parents. Une histoire à la Bourdieu et des héros de la classe ouvrière dans lesquels se sont reconnus les réalisateurs, Zoran et Ludovic Boukherma, 32 ans, frères jumeaux qui ont grandi à la campagne, dans une famille populaire du sud-ouest de la France.

Nirvana
et Florent Pagny

Le rôle principal est porté par l’une des stars montantes du cinéma français, Paul Kircher, qui clôt ainsi une trilogie sur l’adolescence : après ses premiers pas chez Christophe Honoré (Le Lycéen), il a explosé l’an dernier dans Le Règne animal, récompensé de cinq César. Dans la peau d’Anthony, fils de «prolos» qui rêve d’amour, il a remporté en septembre le prix Marcello-Mastroianni du meilleur espoir à la Mostra de Venise. Dans Leurs enfants après eux, il est aussi question du rapport aux parents : la mère est jouée par Ludivine Sagnier et la figure paternelle, dissoute dans l’alcool, le chômage et la violence, par Gilles Lellouche.

L’acteur de 52 ans voulait à l’origine adapter lui-même le roman de Nicolas Mathieu. Il a finalement confié la réalisation à d’autres, trop absorbé par la réalisation d’une autre fresque à gros moyens, L’Amour ouf, sorti en octobre et qui a dépassé les quatre millions d’entrées en salle. Long (2 h 26), Leurs enfants après eux était à l’origine conçu comme une série et en garde une construction, à l’instar du livre, en chapitres, comme autant d’étés et de pertes d’illusions. Ils sont rythmés par une bande-son en forme de madeleine de Proust pour ceux qui ont eu quinze ans dans les années 1990, d’une reprise de Nirvana (même si les cinéastes ont dû renoncer au Smells Like Teen Spirit du livre pour un titre des Red Hot Chili Peppers), à Florent Pagny et Francis Cabrel en passant par Bruce Springsteen.

C’est sur ce fond sonore hétéroclite que se construit la trajectoire de ces jeunes, de Steph, l’inaccessible amour d’Anthony jouée par Angelina Woreth, à Hacine, le frère ennemi issu de la cité voisine, élevé seul par son père immigré du Maroc, et interprété par Sayyid El Alami (la série Oussekine). Le film, à l’esthétique parfois américaine, n’occulte rien des fractures françaises, mais célèbre aussi des instants de communion, dont l’été 1998 et la France «black-blanc-beur» vibrant pour la Coupe du monde.

«Transfuges de classe»

«On est dans une ville où les hauts fourneaux ont fermé et où la classe ouvrière vient d’éclater. C’est un peu les bases de la France d’aujourd’hui, avec la montée de l’extrême droite et les Français séparés entre Français de souche, si tant est que ça ait un sens, et Français issus de l’immigration», analyse Ludovic Boukherma. «On ne sort pas de sa classe sociale et on est assigné à résidence, mais, dans ces vies-là, il y a des bonheurs à saisir, les premières amours notamment», poursuit-il.

«Le film est aussi une histoire de classe, comment en grandissant on se rend compte de la classe sociale à laquelle on appartient… Ce n’est pas notre génération, mais c’est un peu le milieu social dans lequel on a grandi», déclare Zoran Boukherma. Le duo, qui a réalisé quatre films à quatre mains, se décrit aujourd’hui d’ailleurs volontiers comme «transfuges de classe», une expression remise au goût du jour par des auteurs comme un certain… Nicolas Mathieu.

Leurs enfants après eux,
de Zoran et Ludovic Boukherm.
En salle dès demain.

Cette histoire, c’est un peu les bases de la France d’aujourd’hui

La Moselle replonge 30 ans en arrière

À quelques kilomètres d’Hayange (Moselle), où se déroule l’intrigue du film Leurs enfants après eux, les habitants qui l’ont découvert en avant-première ont souri des ressemblances avec les années 1990 qu’ils ont connues. Comme dans le roman (où la ville n’est toutefois jamais citée), c’est à Hayange, qui a subi de plein fouet la désindustrialisation, que se déroule l’histoire, fresque mélancolique sur l’adolescence, la reproduction sociale et les inégalités. Les décors varient des petites départementales de campagne entourées de verdure aux quartiers ouvriers qui ont fleuri au début du XXe siècle dans ces villes de Lorraine, en passant par les hauts fourneaux, définitivement fermés par ArcelorMittal et l’État français en 2013.

Seul élément qui a étonné les spectateurs venus en nombre découvrir l’avant-première du film, projeté à Thionville  à guichets fermés : «On aurait vraiment aimé avoir un lac à Hayange, un beau lac comme celui du film», riait à la sortie Aleyna, habitante de Nilvange, petite commune voisine d’Hayange, qui avait 17 ans en 1998. Un bar de cette commune, fermé depuis des décennies mais qui ouvre tout de même un jour par an «pour garder sa licence», a servi de décor au film, notamment pour y revivre la demi-finale de la Coupe du monde de football 1998. Pour Aleyna, le livre de Nicolas Mathieu était «plus dur que le film».

«France des invisibles»

Dans le roman, «il y a un discours social fort et pointu et, en même temps, une générosité dans la narration. Et ce qu’on trouve beau, c’est qu’il raconte la vie de ce qu’on appelle, à tort, la France des invisibles», qui est en fait «la France de la majorité, la France de tout le monde», expliquent les réalisateurs, Zoran et Ludovic Boukherma. «Je crois qu’on s’est beaucoup retrouvés dans le personnage d’Anthony, dans l’adolescence, dans ces étés interminables, l’ennui, les premières amours…», confie Ludovic Boukherma, rappelant que son frère et lui ont voulu faire «un film populaire, dans le grand sens du terme».

À la sortie, de nombreux groupes de personnes commentent le film. «Oui, je m’en souviens», «c’était comme ça!», s’exclament-ils, sourires aux lèvres. Denis, habitant d’Hayange, se remémore ainsi sa jeunesse dans les années 1990. Avant le film, il avait lu le livre, qu’il avait jugé «un peu caricatural. Là, ça l’est encore… Mais bon, dans le fond, c’est vrai», dit-il en haussant les épaules. Jean-Maurice Tschemodanov, gardien d’un cimetière dans la vraie vie, a un rôle de figurant… et est même mort dans le film. À la sortie, il se dit «content» du résultat. Pour lui, avoir des acteurs «comme Gilles Lellouche» en Moselle est magnifique. «C’est important, quand on revient dans la ville dans laquelle on a tourné le film, que ça plaise» aux habitants, souligne Hugo Sélignac, l’un des producteurs. Pari réussi!