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Les fromages d’Ioulia, remèdes contre l’exil


Dans leur ferme en Pologne, Ioulia Batchourinskaïa et son mari fabriquent du fromage, forts de leurs connaissances des traditions françaises et italiennes. Le couple a dû fuir son Bélarus natal et son régime autoritaire en 2021.

Avec le sourire, enveloppée dans la vapeur d’une marmite de lait chauffant à feu doux, Ioulia Batchourinskaïa parle de son enfance, quand elle est tombée «profondément amoureuse» du fromage. Petite, à partir de 1994, cette fermière biélorusse participait à des voyages à l’étranger organisés par une ONG aidant les enfants victimes, comme elle, de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl.

En Italie, pays dont elle a appris la langue et les traditions fromagères, elle a observé «les paysans qui faisaient de la ricotta à l’ancienne». En Auvergne, patrie du saint-nectaire, du cantal et de la fourme d’Ambert, elle a découvert «l’assiette de fromage obligatoire après chaque repas».

Aujourd’hui, elle fait du fromage avec son mari, Alexeï Koutchko, en Pologne, faute de pouvoir continuer dans son pays, le Bélarus, ex-République soviétique alliée à la Russie que le couple a fui à cause de la répression qui y vise tous les détracteurs du régime. Pour eux, poursuivre leur activité est une façon de résister au régime autoritaire d’Alexandre Loukachenko et, dit Ioulia, un «remède» à l’exil.

«On a très peu de temps pour être tristes. Et j’en suis heureuse…», soupire l’agricultrice de 40 ans qui a grandi à Gomel, dans le sud du Bélarus, zone gravement contaminée en 1986 par les retombées radioactives de Tchernobyl. «On ne peut pas voir nos parents, ni aller au Bélarus. Mais on ne peut pas penser à ça en permanence, il faut avancer», appuie-t-elle, disant aussi compenser ce vide grâce à ses nombreux échanges avec la diaspora biélorusse.

Selon l’ONU, plus de 300 000 Biélorusses, sur une population de 9,3 millions, ont fui pour des raisons politiques, principalement vers la Pologne, depuis la répression d’un mouvement d’opposition après la présidentielle de 2020.

Arrivé fin 2021 en Pologne, le couple habite à Bałażówka, village de 137 âmes posé sur les premières hauteurs, couvertes d’arbres, du massif des Carpates, à une heure et demie de route de Cracovie. Là, ils occupent une ferme, au milieu des bêlements de leurs 37 moutons et cinq chèvres.

Dans une autre vie, Ioulia était traductrice d’italien à Minsk. Alexeï, 42 ans, était lui dans le marketing. En 2015, ils s’installent à la campagne, dans la région biélorusse de Vitebsk, et se lancent dans le fromage. Leurs efforts payent et leur affaire fonctionne, dans ce pays réputé pour son agriculture, mais dont l’économie reste empreinte de collectivisme. La majorité des fermes y sont toujours détenues par l’État.

Arrive l’été 2020. Le président biélorusse Alexandre Loukachenko brigue un sixième mandat et autorise, avec mépris, la candidature de l’opposante Svetlana Tikhanovskaïa. Surprise : elle réunit des foules jamais vues depuis l’indépendance en 1991. Loukachenko revendique néanmoins 80 % des voix.

Pendant des semaines, des dizaines de milliers de manifestants dénoncent de vastes fraudes et appellent à son départ. Le dirigeant, un temps fragilisé, écrase le mouvement à coups de tortures, d’arrestations massives et de longues peines de prison, avec le soutien de son parrain russe, Vladimir Poutine.

Après ces événements, Ioulia et Alexeï vivaient dans l’angoisse d’une arrestation. Ils avaient milité pour l’opposant emprisonné Viktor Babariko. D’où leur départ. Le régime de Loukachenko, lui-même ancien directeur d’une ferme collective, s’enorgueillit pourtant d’être un paradis pour agriculteurs.

Mais, pour Alexeï, tout cela n’est que propagande : «Imaginons que tu veuilles acheter des moutons français au Bélarus (…) Si tu es un gars lambda, personne ne te donnera l’autorisation. Si tu es un pote de Loukachenko, tu auras tout.»

Cela dit, comment partir quand on doit mettre dans ses valises deux chevaux et un troupeau de moutons? «C’était terrible», répondent-ils en chœur. Dans leur écurie, ils présentent les «amis» qu’ils ont réussi à garder : les deux chevaux. Pour les faire sortir légalement du Bélarus, il a fallu filouter. «On les a fait passer pour des chevaux de course», pointe Alexeï. Leurs moutons, hélas, ont été vendus et ils en ont racheté d’autres.

Ils triment toujours pour acquérir un terrain et louent leur maison. Mais le plus dur semble passé. Dans leur cuisine, ils fabriquent à la main, sans machine (car trop chère), une dizaine de variétés de fromages au rythme des saisons. Cette petite production est vendue à Cracovie ou via leur compte Instagram (Krapacheese) animé en biélorusse, la langue de l’opposition, le russe restant dominant dans leur pays.

Ioulia fait goûter l’une de leurs inventions mêlant le «piquant du chèvre et le crémeux du brie». Avant cela, elle avait présenté neuf petits fromages cendrés qu’elle appelle, avec amour, ses «Papialouchki» : ses «Cendrillons».

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