Le Quotidien est allé à la rencontre d’Edouard Louis.
Le téléphone sonne, en milieu de soirée. «Elle pleurait. J’avais vingt-huit ans à l’instant de cet appel et c’était la troisième, peut-être la quatrième fois seulement depuis ma naissance que je l’entendais pleurer. Elle me racontait au téléphone que l’homme qu’elle avait rencontré après sa séparation avec mon père et avec qui elle habitait maintenant dans un appartement de fonction au centre de Paris lui faisait revivre la même chose…» En scribe pointilliste de sa vie qu’il est depuis En finir avec Eddy Bellegueule (2014), Édouard Louis nous glisse son sixième livre, Monique s’évade – le deuxième consacré à sa mère après Combats et métamorphoses d’une femme (2021). Le jeune homme, 31 ans, né à Abbeville (Somme), a étudié à l’université de Picardie, à l’École Normale Supérieure et à l’École des Hautes Études en sciences sociales. Traduit dans une trentaine de langues, il est aussi une des personnalités françaises en vue, avec Annie Ernaux ou encore Nicolas Mathieu, quand on évoque le «transfuge de classe».
La violence que vivait ma mère avait l’odeur des grottes et des cavernes de la préhistoire
Pour ce «récit d’une évasion», Édouard Louis explique qu’il a répondu à une commande de sa mère. En effet, après Combats et métamorphoses d’une femme, il venait de boucler son nouveau texte, manuscrit terminé sur son frère aîné détruit par l’alcool, mort à 38 ans… Puis, il y eut cet appel téléphonique. Sa mère en pleurs, lui coincé en résidence littéraire à Athènes. Il lui intime de quitter cet homme avec qui elle «habite» à Paris (et non pas avec qui elle «vit», Louis tient à la nuance). «Cela faisait plusieurs années que la même scène se reproduisait : cet homme buvait et une fois sous l’influence de l’alcool, il l’attaquait avec des mots d’une violence extrême. Elle qui avait quitté mon père quelques années plus tôt pour échapper à l’enfermement domestique se retrouvait à nouveau piégée. Elle me l’avait caché pour ne pas « m’inquiéter » mais cette nuit-là était celle de trop.» Encore et toujours le même processus. Patriarcat et violence. Femme réduite à la dépendance, victime de coups et blessures. Évoquant son père dans Qui a tué mon père (2018), Édouard Louis ne le jugeait pas coupable, mais il pointait, accusait le système politique – quelle que soit sa couleur. Et, au fil de ses écrits, Édouard Louis, proche de La France Insoumise (LFI) de Jean-Luc Mélenchon sans en être adhérent, pointe encore et encore ce système sans foi ni loi.
Alors quand sa mère tombe une fois encore dans le piège d’un homme qui boit et qui bat la femme qui l’accompagne au quotidien, Édouard Louis commente : «J’ai vu toute ma vie et surtout dans notre famille des hommes qui frappaient des femmes, et je ne veux pas que ça t’arrive, je lui disais.» Plus loin : «La violence que vivait ma mère avait l’odeur des grottes et des cavernes de la préhistoire, l’odeur de la violence millénaire.» Se pose aussitôt ce qui coince tant et tant de femmes en état de dépendance matérielle – il écrit : «Mais comment vivre, et où, et sans argent, sans diplômes, sans permis de conduire, parce qu’on a passé sa vie à élever des enfants et à subir la brutalité masculine ?»
À distance par téléphone et en relation avec sa sœur (avec qui l’auteur a renoué après huit années de fâcherie, consécutives à la parution d’En finir avec Eddy Bellegueule), il organise la fuite de sa mère, la fait s’installer temporairement dans son appartement parisien, demande à un ami de lui avancer de l’argent pour qu’elle puisse assurer le quotidien, lui trouve une petite maison dans le village de sa sœur. Un temps, il envisage d’écrire, dans la marge du manuscrit, les sommes dépensées – il y renonce. Monique s’évade (inspiré par Ève s’évade d’Hélène Cixous) est sous-titré «le prix de la liberté». Après l’acclamation de sa mère par le public d’un théâtre de Hambourg à l’issue d’une adaptation de Combats et métamorphoses d’une femme, Édouard Louis savoure de trois mots : «Elle a gagné.»