La pièce Léa et la théorie des systèmes complexes est l’histoire d’une transformation. Celle d’une jeune femme, symbole de la lutte écologique contre l’impérialisme destructeur. Celle aussi d’un texte, remodelé, depuis l’écriture à la scène. Reportage.
Le théâtre a quelque chose de magique, de surréel. Un art qui repose sur une science fragile, une mathématique instable aux équations flexibles et aux formules fugitives. Une avancée sur des sables mouvants, souvent pleine de «surprises», souligne, rieur, Ian de Toffoli, auteur de Léa et la théorie des systèmes complexes. Oui, tout tient à des variations plus ou moins importantes, plus ou moins heureuses. Celle, par exemple, de voir le texte initial remanié en profondeur, pour des besoins de longueur, de mise en bouche, d’incarnation. Celle, encore, de jongler avec la blessure en toute dernière minute de la comédienne Nancy Nkusi, obligée alors à jouer assise, le genou en vrac. C’est certain, la scène est un terrain flottant, un saut dans le vide avec ses folles émotions et en bout de course, sa question cruciale : est-ce que ça va marcher?
Jeudi dernier, au festival Les Francophonies de Limoges où était présentée pour la première fois la pièce, adaptée par Renelde Pierlot (que l’on retrouvera au Luxembourg dans dix jours), il y a eu un début de réponse : celle de reconnaître que l’audace a payé. Certains signes ne trompent pas, avec une assistance debout, des généreux applaudissements et un jeune public remonté comme un coucou. La salle, au nom encourageant de Jean-Gagnant, a peut-être porté chance, mais ce succès est surtout à mettre au crédit d’une équipe soudée, pour le coup éparpillée au bar ou dans les coulisses après sept semaines de travail intense et plus de 2 h 30 de spectacle qui l’ont rincée. Le comédien Pitt Simon se remet d’aplomb avec une bière sans alcool, Luc Schiltz papote, la metteure en scène répond à un journaliste… D’autres, encore, sont l’épicentre de petits îlots, accaparés par les sollicitations des spectateurs, les félicitations des partenaires, les accolades des familles. Bref, on se relâche, et c’est mérité.
Limoges, plus calme que Berlin
Car pour en arriver là, il faut remonter au printemps dernier, en mai pour être exact, date des premiers essais. S’ensuivront d’interminables répétitions, d’avancées «sur le fil» pour le musicien Fred Hormain, ou «en roue libre» pour Luc Schiltz, d’accords consentis et de moult fignolages, qui vaudront à Renelde Pierlot le gentil surnom d’«impitoyable», titre imaginé par Chris Thys (et repris par tous), la doyenne de la bande (73 ans), usée par une mise en scène physique. Pour Ian de Toffoli, l’histoire remonte à encore plus loin. À l’été 2021, il est retenu avec trois autres auteurs dans le cadre de «Pipelines Project», un appel à textes lancé par l’European Theatre Convention. La demande? Écrire une histoire sur le pétrole, ancrée dans son pays d’origine.
Une petite bourse et un gros travail d’exploration plus tard, celle-ci va grandir au fil des résidences, d’Ivry à Montréal jusqu’à Limoges donc, lieu de toutes les convergences. Une ville idéale à plus d’un titre pour l’écrivain : déjà, il y a moins de distraction qu’à Berlin où, selon sa propre expérience, on finit vite perdu «dans un club» ou une boîte de nuit. Ensuite, dans ce fief historique de la CGT et dans lequel on trouve le musée de la Résistance comme Les Francophonies, la lutte peut aussi se mener un stylo à la main. Ian de Toffoli : «C’est un lieu de combat car les auteurs, qu’ils viennent du Canada, de l’Afrique ou du Luxembourg, se retrouvent à la périphérie du centre littéraire et théâtral qu’est Paris. Il y a cette volonté de s’affirmer, d’être visible, qui aboutit souvent à des choses de qualité, bien plus avant-gardistes qu’ailleurs.»
On est plus intelligent tous ensemble que moi toute seule!
Léa et la théorie des systèmes complexes peut se targuer d’être de cette trempe, malgré sa référence évidente : le roman (également devenu pièce) Les Frères Lehman de Stefano Massini, qui raconte le développement, l’apogée puis la chute en 2008 de cet empire financier familial, avec en creux, une peinture de la démesure du capitalisme. «C’est un hommage assez clair», avoue l’auteur, au point, comme son modèle, d’écrire lui aussi en vers libres. Un texte dont le rythme, «ciselé comme une montre suisse», et le style (fait notamment de répétitions) en font un objet indéterminé. Est-ce une saga? Un conte? Un roman-documentaire? Pour son auteur, il n’y a qu’une seule définition qui vaille : celui de «chant antique» à la forte musicalité, un peu comme «un récital», «une incantation».
«Nausée», «vertige» et «conscience morale»
Comme Pitt Simon, Luc Schiltz connaissait «l’exigence» et toute la «complexité» du travail de leur camarade (avec qui ils ont fondé Hydre Éditions). Pour le coup, ils vont être servis : pas moins de 168 pages blindées d’informations, de chiffres et de mots, qui se déversent en torrent. «Une logorrhée qui emporte tout», précise l’auteur, tout heureux de l’effet. «Un jour, j’ai fait une lecture avec une autre troupe. Et une comédienne m’a dit : « j’ai la nausée et le vertige devant ce texte ». C’était ce que je recherchais!» Sa force? Une double trame narrative, qui joue au ping-pong avec les époques et les personnages, séparés dans deux camps distincts : d’un côté, la famille Koch, dont on suit, sur un demi-siècle entre les Pays-bas et les États-Unis, l’évolution sans scrupule, pour devenir un géant pétrolier qui s’attribue le droit de «dominer et d’exploiter toute chose», de l’humain à la nature.
De l’autre, Léa, jeune femme née à Luxembourg au tournant du nouveau millénaire, «créature mythologique» née du dieu Euros et d’Iris aux pieds ailés, coincée entre la dramaturgie de Sophocle et les mélodies de Louise Attaque («Elle est pas terroriste, elle est pas antiterroriste»). Une «fille de la tempête» et militante écologique, prête à laisser éclater sa colère devant les ravages du libre marché et ses démons tentaculaires. Comme sur de précédentes œuvres acides (Terres Arides, Tiamat…), Ian de Toffoli s’est senti investi ici d’une «mission». Une façon pour lui «de s’engager politiquement et de façon citoyenne». Une manière aussi, en tant qu’artiste, de servir de «conscience morale» et, à distance, pointer le doigt sur la grande mécanique économique et ceux qui l’usent à leur profit. «Dans une démocratie, on a le droit de parler de ce qui cloche. Je ne me suis jamais senti illégitime à le faire», précise-t-il.
Un grand chambardement à l’horizontale
Forcément, son pays, le Grand-Duché, reste une cible privilégiée. Car il est nécessaire selon lui «de mettre à nu ses contradictions et cette richesse, qui vient de zones ombragées et douteuses». Il poursuit : «Il faut réfléchir à pourquoi on est si prospère», pour découvrir, sans trop d’effort d’ailleurs, «qu’on l’est en raison de politiques fiscales déloyales». «Dans un monde plus juste, le Luxembourg n’existerait pas tel qu’il est aujourd’hui», assène-t-il, définitif. Sa démarche peut aussi s’entendre à une échelle bien plus large, car «parler de ce petit pays, c’est aussi parler de l’Europe entière, un continent de pillage». Oui, «l’évasion fiscale concerne toutes les grandes fortunes européennes». Sans distinction. Et «s’il faut choisir entre l’éthique et le confort, le petit Duché a fait son choix», peut-on lire. Comme d’autres.
On peut se figurer, sans peine, le casse-tête devant lequel s’est retrouvée Renelde Pierlot, avec, entre les mains, ce texte certes «accessible» et fortement «documenté» (comme elle les aime), mais bien trop dense et à la forme indiscernable. D’autant plus compliqué qu’elle n’a pas pour habitude de mettre en scène des œuvres préexistantes, elle qui préfère construire patiemment ses histoires, «deux ou trois ans en avance», le temps nécessaire pour collecter toutes les données. Mais pour le coup, c’est loupé. Souvenirs… «Quand Ian m’a contactée, je lui ai répondu : « Est-ce que t’es sûr d’appeler la bonne personne?“ Mais il a insisté car le contenu pouvait m’intéresser.» La cause écologique lui est en effet chère, car «une fois qu’on prend pleine conscience de ce sujet, il ne vous quitte plus!» En témoignent Terre Ferme et Robert(s), deux précédentes pièces.
«Grosse bosseuse» comme elle se définit (son équipe ne dira pas le contraire!), elle accepte le défi, malgré les contraintes : un texte qui a du mal à se finir («il y avait toujours une nouvelle version») et cette structure narrative si particulière, difficile à manier. Ce n’est pas la comédienne Jil Devresse qui dira le contraire : «Parfois, une phrase commence et on ne sait plus où elle s’arrête!» Même ressenti chez Léna Dalem Ikeda, l’une de ses partenaires de jeu : «C’est un texte neutre et pur, où rien n’est fait pour la scène.» Renelde Pierlot va donc poser ses conditions : pouvoir procéder à de généreuses coupes, et ajouter des idées personnelles. Les manches levées, elle défriche à la faux, change certains chapitres d’ordre, réécrit des passages quand d’autres passent, à l’oral, de la troisième personne à la première. Dans ce grand chambardement, deux invariables toutefois : celle de poser Léa comme une figure multiple, et celle de bosser de façon horizontale, main dans la main, avec toute l’équipe artistique.
Léa, métaphore d’un esprit de rébellion
Elle s’explique : «Dès la première lecture, je me suis dit que Léa ne pouvait pas être une même personne. Ce serait en faire une sorte de « deus ex machina » qui, seule, trouverait la solution à la crise climatique. Alors que tout le monde est concerné, et que l’espoir est collectif, intergénérationnel». Elle serait donc la métaphore d’un esprit de rébellion, d’un éveil des consciences. «N’importe qui, n’importe où!», clame-t-elle. Et pour ce qui est du travail en collectif, la réponse est plus évidente, plus directe : «Parce qu’on est plus intelligent tous ensemble que moi toute seule!»
Un double postulat qui n’est pas sans poser des complications, comme le confient les comédiens juste avant la générale, dans une atmosphère mêlant stress et fatigue. Luc Schiltz commence : «Il a fallu répartir cette prose-fleuve entre nous. Trouver un langage et un ton communs, un élément de costume pour différencier l’époque aussi… Bref, se mettre au diapason.» Toutefois, pour lui, cette approche collégiale est une «force» car elle amplifie «la voix de cette jeune femme». En face de lui, Pitt Simon reste ultra-concentré, et l’on sent que la machine s’agite derrière ses grands yeux bleus. «Cet après-midi, on a encore changé des choses, et pas des moindres. Pour nous, il faut s’accrocher, rester éveillés et flexibles. C’est une sacrée gymnastique! Parfois, on s’y noie, d’où l’importance du regard extérieur, de cet échange.»
Une fresque cartoonesque virevoltante
D’une même voix, tous louent en tout cas les qualités de Renelde Pierlot, «d’une dextérité incroyable» pour Léna Dalem Ikeda. «Tout lui revient, même si elle a été d’une grande écoute», dit-elle. Fred Hormain rebondit : «Elle nous a laissés proposer des idées. C’était le mot d’ordre des répétions! On a le sentiment d’avoir participé à cette mise en scène.» Et Ian de Toffoli, qu’en pense-t-il, lui, de cette appropriation, de ces «éclatements» comme il dit? «J’ai trouvé ses idées ingénieuses.» Au point, toujours, de reconnaître son texte, coupé de moitié et garni d’improvisations en plateau? «Oui et non», concède-t-il. «Je me retrouve dans l’aspect choral de la pièce, moins dans ses côtés burlesques.» Finalement, «un juste milieu», admet-il, saluant «l’immense travail» d’adaptation, terme qui se retrouve d’ailleurs sur le programme de salle.
Dans un monde plus juste, le Luxembourg n’existerait pas tel qu’il est aujourd’hui
Concrètement, pour les rares qui ont lu le texte (il sera peut-être édité en France, comme l’espère Ian de Toffoli, avouant le besoin d’avoir une «publication» pour que le public connaisse aussi sa version de l’histoire), l’adaptation est assez surprenante. Sur scène, l’histoire des Koch prend les allures de fresque cartoonesque, virevoltante, ludique et fougueuse, car chez eux, «le temps, c’est de l’argent!», rigole Renelde Pierlot. Celle de Léa, par contre, est plus sobre, proche de la «décroissance de moyens» qu’elle revendique. Le passage entre ces deux mondes se fait en enfilant simplement une veste de survêtement fluorescent, le tout accompagné d’une excellente BO jouée en live (allant de Dallas à MacGyver), de traductions à même les murs, d’imitations et d’acrobaties sur de faux pipelines.
De Sainte-Soline à Lützerath
Qu’importe si, après l’entracte, la seconde partie flottait un peu (avec des trous de mémoire et hésitations), les sept comédiens et la metteure en scène auront encore l’occasion de retravailler la pièce deux jours avant une représentation attendue au Luxembourg. Ce qui compte pour Renelde Pierlot après cette première à Limoges, c’est que le public ne se trompe pas de cible. «Ma plus grosse crainte, c’était que les gens dans la salle pensent que les activistes sont des éco-terroristes. Ça m’aurait dévastée», dit celle qui partage avec eux beaucoup de points de vue, contrairement à Emmanuel Macron qui, au moment des répétitions, envisageait avec son gouvernement d’interdire Les Soulèvements de la Terre, dans un «discours abject qui sonnait faux». Y aurait-il donc un peu de Léa dans Renelde, ou de Renelde dans Léa? Dans son équipe, on en est persuadé.
En insérant des passages (que l’on ne retrouve pas dans le texte initial) sur les méga-bassines de Sainte-Soline et la mine de charbon de Lützerath, toutes réprimées violemment par la police, elle compte ainsi «questionner le monde» et partager ce «ressenti» avec les spectateurs. Quant à la forme, farceuse, c’est pour éviter que ces derniers «ne sortent de la salle avec le flingue sur la tempe!» Car oui, le sujet de la lutte écologique (ou plutôt d’«effondrement climatique», corrige-t-elle) n’est pas que «négatif», sombre. «Ça peut être une opportunité, une chance de repenser le monde», dit-elle. Dans ce sens, Léa et la théorie des systèmes complexes joue parfaitement son rôle, comme le théâtre, décidément magique : celui «d’espérer, d’imaginer, de rêver. Et c’est de cette faculté que nous viendra la force de nous mettre en mouvement.» Espérons juste qu’il ne soit pas déjà trop tard. Les cinq arbres à planter que Ian de Toffoli a reçus comme cadeau de la part de toute l’équipe est une preuve qu’il faut toujours y croire.
La pièce
D’un côté, une saga familiale qui s’étend sur 130 ans et qui détaille l’activité entrepreneuriale des sulfureuses Koch Industries, un des plus importants acteurs du marché du pétrole au monde et grand vilain écologique. D’un autre côté, la radicalisation d’une jeune femme, Léa, ayant grandi sous l’ombre d’un effondrement global systémique et qui ressent l’urgence d’un changement de système pour faire face à la crise climatique, au besoin dans la violence. La présence de Koch Industries à Luxembourg, où l’entreprise s’est implantée pour des raisons de fiscalité avantageuse, déclenche la colère de Léa…
Première le 10 octobre à 20 h. Jusqu’au 22 octobre. Théâtre des Capucins – Luxembourg.