Un premier album à 30 ans, ça ressemble à une promesse que Yussef Dayes s’est faite à lui-même enfant.
Sans oublier de s’assurer, avant cela, d’un début de carrière exemplaire, en fondant la formation afrobeat-jazz United Vibration, puis avec deux collaborations qui ont tourné en classiques instantanés (Black Focus, 2016, avec Kamaal Williams; What Kinda Music, 2020, avec Tom Misch). Le prodige de la batterie et figure de proue de la nouvelle vague de la scène jazz londonienne – aux influences majoritairement nigérianes et caribéennes – a aussi prêté ses services aux reines du R’n’B Kali Uchis et Kehlani ou encore, plus récemment, à la rappeuse-militante Noname. Et l’on murmure même qu’en 2019, le regretté Virgil Abloh aurait fait appel personnellement à Yussef Dayes pour être le curateur musical du défilé Vuitton de la fashion week parisienne. De cette somme d’expériences, le batteur et compositeur tire indirectement le bilan dans ce premier album solo.
Sur une durée d’une heure et quart, on entend la réponse très personnelle de Yussef Dayes à la question : «Qu’est-ce que le jazz?». Sous les auspices de Miles Davis, Ahmad Jamal ou Nina Simone, qui disaient interpréter de la «musique classique noire», Black Classical Music exprime en quelque sorte le rejet total du «jazz» – terme qui, en outre, est devenu un sujet de discorde au sein même de la scène multiculturelle de Londres. Ce qui ne veut pas dire que Yussef Dayes renie le genre; au contraire, il embrasse l’héritage des maîtres, Davis et Simone, Coltrane et Armstrong, Roland Kirk, Ahmad Jamal, Sun Ra… Des demi-dieux qui ont toujours œuvré à pousser les limites de la musique, et qui l’ont fait tant avec exigence et discipline qu’avec le cœur et l’esprit. Ainsi, le batteur prend place parmi les saints.
En plus d’être un prodige, Yussef Dayes est un important passeur
Au claviériste Charlie Stacey et au percussionniste Alexander Bourt, deux compagnons de route de longue date, Yussef Dayes complète son noyau dur avec le saxophoniste Venna, très actif dans le milieu du rap. Ensemble, ils inaugurent l’album avec deux titres (le bien nommé Black Classical Music et Afro Cubanism) qui évoquent, déjà, Miles Davis et John Coltrane. Turquoise Galaxy se fend d’un clin d’œil à Sun Ra, tandis que Masego commence Marching Band sur un scat surprenant qui se transforme progressivement en paroles intelligibles et qui répondent à chaque changement de rythme. Soucieux de représenter la «musique classique noire» dans son ensemble, Yussef Dayes compose – avec la même touche de génie – du funk (Jukebox), de l’afrobeat (Gelato), du R’n’B (Woman’s Touch), du reggae (Pon di Plaza)…
Sa réflexion sur la musique noire a aussi incité Yussef Dayes à penser sa position à l’intérieur de celle-ci. L’artiste interroge ses lointaines racines jamaïcaines; il brosse avant tout son autoportrait musical, joignant à son ADN les apparitions, créditées ou non, d’autres prodiges du jazz londonien (Sheila Maurice-Grey de Kokoroko, Theon Cross, Shabaka Hutchings…) et fait renaître le duo de légende en invitant Tom Misch, le temps d’un Rust en apesanteur. Quoique son invitée la plus importante reste bel et bien sa fille, Bahia, que l’on entend sur Early Dayes, un enregistrement privé en forme d’interlude, où la petite Bahia demande à son père de lui jouer de la batterie, et surtout sur l’étincelante composition The Light. Elle est la dernière pièce du puzzle qui lie le passé, le présent et l’avenir de Yussef Dayes, qui montre qu’en plus d’être un prodige, il est un important passeur.
Yussef Dayes – « Black Classical Music »
Sorti le 8 septembre
Label Brownswood
Genre jazz