Bien que l’Angleterre soit, à un rythme régulier, mise sous la loupe de la critique musicale, décidée à dénicher la nouvelle perle, certains groupes, au talent indéniable, restent mis à l’écart du grand cirque médiatique, sûrement trop avant-gardistes pour les oreilles délicates de l’auditeur.
On pense notamment à These New Puritans, mais aussi à Field Music, lui aussi – étrange similitude – animé par deux frères. Peter et David Brewis, donc, depuis une quinzaine d’années, s’affranchissent des réflexes commerciaux pour s’inventer un monde bien à eux, fait de chaos, d’expérimentations et d’audace, le tout emballé dans un savoureux (et sophistiqué) écrin pop. Évidemment, au jeu des comparaisons, XTC, mais aussi Wire et Robert Wyatt, s’imposent d’emblée, laissant toutefois la palme à Talking Heads, tant l’approche du duo de Sunderland, dans les mélodies comme les rythmiques – et jusque dans la voix –, rappelle la bande à David Byrne.
À l’instar de ce dernier, qui a sorti l’année dernière, en français, une Bible aussi vertigineuse que captivante (Qu’est-ce que la musique ?), Field Music prouve lui aussi, dans ce septième album, que composer n’est pas un geste anodin. Que, bien au contraire, c’est une vraie science, surtout quand on l’appréhende à la manière de laborantins, ne serait-ce que pour éviter de se répéter.
Ainsi, à peine plus d’un an après Open Here, le duo lâche volontairement ses obsessions pour les longues sessions de studio et les arrangements tirés à quatre épingles pour une plus grande spontanéité, une fraîcheur même.
Une seule journée a en effet été suffisante pour que les Brewis, réunis là avec leur groupe de tournée, pondent ce Making a New World. Enregistrées dans les conditions d’un concert, avec peu de retouches, les chansons s’enchaînent sans freins, formant une sorte de long morceau d’un seul bloc, ponctué de courts interludes aux allures synthétiques. Mieux, la structure et la narration même de ce disque réhabilitent l’art du concept-album. Car les 19 titres abordent tous le même sujet : la Première Guerre mondiale et le monde nouveau qui s’épanouira sur les cicatrices des tranchées. C’est en 2019 que l’Imperial War Museum de Londres leur a proposé de mettre sur pied ce projet qui traite des causes et des conséquences de 14-18 – d’ailleurs joué live sur les sites de Salford et Londres en janvier 2019 –, sujet que Field Music aborde de manière chronologique.
D’abord soigner les blessés (plusieurs chansons évoquent les travaux chirurgicaux, dont ceux du docteur Harold Gillies), tout en pleurant les morts, et ce, pour mieux se plonger sur les décennies suivantes : le temps de la reconstruction, celui aussi d’actes artistiques, dont l’influence court sur les décennies suivantes (comme le dadaïsme), en passant par d’autres thématiques plus ou moins fortes, plus ou moins décalées (le contrôle aérien, la serviette hygiénique…).
Mais si la thématique pourrait être aussi lourde qu’une charge désespérée ou aussi terrienne et poisseuse que la boue noire des Flandres, Field Music, grâce à un savoir-faire et une élégance de tous les instants, survole les tranchées tel un incontrôlable obus. En seulement 42 minutes, le binôme déploie toute une gamme de sons, de choix esthétiques, prouvant son éternel plaisir du jeu, aussi complexe soit-il. Dans ce sens, on l’excusera assez facilement d’avoir une année de retard dans les commémorations.
Grégory Cimatti