Après les sociétés boîtes aux lettres, les salariés fantômes ? Amazon n’aime pas communiquer sur le sujet, mais reconnaît qu’une partie des employés déclarés au Luxembourg travaillent en réalité dans d’autres pays européens.
Enquête réalisée par Fabien Grasser
Amazon Luxembourg n’apparaît pas dans le classement des principaux employeurs luxembourgeois publié chaque année par le Statec. Avec 3 289 salariés déclarés dans ses comptes annuels 2016, le géant américain devrait pourtant figurer à la huitième place, entre le groupe Dussmann et PWC. Les employeurs sont généralement ravis d’y apparaître car cela témoigne de leur poids économique et social dans le pays.
Mais le numéro un mondial du commerce en ligne n’autorise pas le Statec à rendre le chiffre public. «Il faut que les entreprises répondent à l’enquête que nous leur adressons et surtout qu’elles donnent leur autorisation à la publication du chiffre. Le classement ne prétend ni à l’exhaustivité ni à l’exactitude. C’est dommage pour la liste, c’est dommage pour le public», regrette un responsable de l’institut statistique national.
Amazon a établi son siège européen au Luxembourg et la majorité de ses employés sont des cadres : managers, informaticiens, analystes financiers, traducteurs, etc. L’on ne parle donc pas ici des manutentionnaires des entrepôts, soutiers du commerce en ligne dont les conditions de travail et salariales sont tant décriées.
Pour Amazon Luxembourg, la question du nombre de salariés semble embarrassante. Agaçante même. Contacté par Le Quotidien le 3 janvier dernier, Conor Sweeney, responsable de la communication d’Amazon pour l’Europe, évacue rapidement la question : «1 500 personnes travaillaient sur trois sites au Luxembourg au 1er janvier 2017. Cela exclut les stagiaires et les contrats temporaires. Nous n’avons pas encore fait le compte actuel.»
Confronté au chiffre de 3 289 salariés légalement déclarés par la multinationale, le communicant coupe court : «Amazon ne commente pas ce sujet.» La réponse sera identique à toutes les questions posées, particulièrement celles portant sur les raisons pour lesquelles Amazon s’entoure de tant de secrets sur ses salariés. Le service communication se ravise néanmoins le lendemain, entrebâillant quelque peu la porte sur la plus importante de ses filiales en nombre de salariés : Amazon EU SARL. Le groupe précise que les 2 537 salariés de cette filiale «incluent des employés travaillant dans d’autres pays européens». Quant à savoir dans quels pays et sous quel type de contrat, il n’en dira pas plus, si ce n’est que le géant du numérique emploie 65 000 personnes en Europe et 542 000 dans le monde.
Un procédé assez répandu
Amazon EU SARL, dont le siège est situé rue Plaetis à Luxembourg, contrôle à 100% huit autres filiales européennes d’Amazon en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Pologne et en Espagne. «Pour des multinationales ayant des maisons mères continentales, comme Amazon le fait à Luxembourg pour l’Europe, il est courant de salarier les dirigeants d’autres filiales dans cette maison mère. De cette façon, ils dépendent directement de la maison mère, le lien hiérarchique est plus direct», explique un bon connaisseur des structures des groupes à dimension mondiale.
Ce procédé peut aussi cacher une forme de dumping social, sachant que les cotisations sociales au Luxembourg sont les plus basses de l’UE, après Malte et le Danemark. Elles sont deux à trois fois plus élevées en Allemagne, France ou Belgique.
Du côté des syndicats luxembourgeois, le mystère est tout aussi entier. Tant l’OGBL que le LCGB avouent leur difficulté à obtenir des informations. Peu de salariés adhèrent aux syndicats et en général ceux qui les contactent le font quand ils rencontrent des difficultés. Mais comme ils sont souvent étrangers, ils quittent le Grand-Duché avant le terme des procédures.
La question du nombre de salariés d’Amazon au Luxembourg n’est pas insignifiante. Le groupe a longtemps été accusé d’entretenir des filiales sans substance, c’est-à-dire des boîtes aux lettres sans employés, dans le seul but de bénéficier d’une fiscalité réduite.
Voilà désormais qu’Amazon a plus de substance au Luxembourg qu’il ne veut bien l’avouer.
Dans le détail
Selon nos informations, le groupe Amazon possède 9 filiales actives au Luxembourg, dont quatre ne déclaraient aucune dépense salariale en 2016. Les filiales dont nous avons pu déterminer le nombre d’employés au 31 décembre 2016 sont :
– Amazon EU SARL : 2 537 salariés (1 431 en 2015). C’est elle qui emploie le plus de personnes et ses effectifs augmentent le plus vite. Elle est la maison mère de filiales en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Italie.
– Amazon Europe Core SARL : 416 salariés.
– Amazon Media EU SARL : 54 salariés.
– Amazon Payments Europe SCA : 53 salariés.
– Amazon Services SARL : 116 salariés.
– Amazon Web Services Luxembourg SARL : 113 salariés.
Être col blanc pour l’homme le plus riche du monde
Le New York Times a enquêté dans les arrière-boutiques du siège mondial d’Amazon, à Seattle. Le quotidien américain met en lumière un management impitoyable, inspiré par Jeff Bezos, le patron du groupe.
Voir à long terme : cette idée obsède tant le patron d’Amazon qu’il a fait construire, au Texas, une horloge qui donnera l’heure exacte pour les 10 000 prochaines années. Une éternité donc.
Dans l’immédiat, Jeff Bezos a d’autres manies. Dans un article de 2012, Newsweek décrivait l’obsession du magnat du commerce en ligne pour l’optimisation fiscale. Selon le magazine américain, Bezos voulait fonder Amazon en Californie. Mais face au refus des autorités de l’État de lui accorder un traitement préférentiel, il s’est installé à Seattle en 1994. Lorsque, 10 ans plus tard, il crée une nébuleuse de sociétés au Luxembourg, c’est pour profiter des avantages fiscaux que le Grand-Duché accorde aux multinationales.
Pour Bezos, la stratégie s’est avérée payante : le 28 décembre, avec un patrimoine de 90 milliards de dollars, le patron d’Amazon était désigné homme le plus riche de la planète dans le classement annuel du magazine Forbes.
Pour y parvenir, ce natif d’Albuquerque, aujourd’hui âgé de 54 ans, n’a pas joué que sur la fiscalité. Il a créé des méthodes de travail basées sur la performance, où les plus faibles sont humiliés et éliminés. En août, le New York Times publiait une enquête sur les cols blancs travaillant au siège de la compagnie à Seattle, la grande cité industrielle et portuaire du nord-ouest des États-Unis.
«Travailler ici n’est pas facile», avait prévenu Bezos en 1997, alors qu’il ne vendait que des livres en ligne. «C’est du darwinisme. Les losers partent ou sont virés lors de réunions» où chaque manager est classé selon ses résultats, relate un ancien directeur des ressources humaines. Au cours de son enquête, le New York Times n’a rencontré qu’une poignée de dirigeants de l’entreprise, triés sur le volet pour répondre à la presse. Dans son article, le journal insiste sur la culture du secret chez Amazon qui fait signer des accords de confidentialité à ses salariés, y compris dans les échelons inférieurs.
Bezos, converti au transhumanisme, aime décrire ses employés comme des athlètes réactifs et endurants. Jugeant que le besoin d’harmonie entre salariés dans l’entreprise est surévalué, il privilégie la compétition. Un système anonyme de délation permet à chacun de dénoncer à la hiérarchie les manquements de ses collègues ou de son chef direct.
Bonjour les vacances en Floride !
Pour la vie de famille, les recrues sont averties d’emblée : le job d’abord. Cette culture mène parfois à l’absurde. Un jeune homme raconte au quotidien américain comment il est allé chercher sa petite amie au siège de Seattle après plusieurs jours et nuits de travail sans repos. Une fois en vacances en Floride, la petite amie n’a pas quitté son ordinateur des yeux. Il s’agit de ne pas se laisser distancer par des collègues qui sont autant d’adversaires potentiels. Inutile de le préciser : femmes enceintes et malades sont indésirables chez Amazon.
Ce management repose sur des outils numériques par lesquels les performances et les profils psychologiques des salariés sont en permanence évalués. Le data règne sur les humains… qui s’éternisent rarement dans les bureaux de Seattle. Une majorité de salariés ne restent guère plus d’un an et seulement 15% de l’effectif atteint une ancienneté de 5 ans ou plus.
Cette façon de concevoir les relations de travail véhicule une doctrine politique : le libertarianisme que revendique Bezos. Ce courant ultralibéral et individualiste prône la licence en toute chose. Les libertariens se focalisent sur la propriété privée dans une société où l’intervention publique est réduite à sa plus simple expression. Pour les plus radicaux, le rôle de l’État doit se limiter au seul maintien d’une police, d’une justice et d’une armée dédiées à la défense de la propriété et des intérêts privés.
Fiscalité réduite, management inflexible, individualisme : ces ingrédients n’effraient pas les consommateurs d’Amazon, «sacrés» aux yeux du patron. Lors du Black Friday 2017, ils ont tant commandé sur les sites du groupe que Bezos aurait accru sa fortune personnelle de 2,5 milliards de dollars en une seule journée ! À Noël, Amazon a battu ses records de vente, devenant, avec 549 milliards de dollars, le numéro un mondial en termes de capitalisation boursière. Et Bezos était sacré homme le plus riche de la planète. Mais c’était du court terme : le titre lui a depuis été repris par Bill Gates.
F. G.