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[Critique série] «Baby Reindeer» : traitement de choc


(Photo Netflix)

Pour sa première série, un étrange objet sorti de nulle part, Richard Gadd est époustouflant sur tous les fronts.

Les séries britanniques ont depuis longtemps prouvé qu’elles n’avaient rien à envier et beaucoup à apprendre à leurs homologues américaines, en termes d’écriture, de ton, de rythme, de réalisme… Et, plus généralement, d’audace.

Elles le doivent sans doute au décloisonnement des disciplines et des formats (cinéma, télé, radio, arts de la scène…), un acquis gravé dans le marbre outre-Atlantique et qui, de Laurence Olivier aux Monty Python, ou plus récemment Dennis Kelly, démontre régulièrement que «l’exception britannique» est aussi et surtout gage de qualité.

Le dernier exemple en date s’appelle Baby Reindeer : un étrange objet sorti de nulle part qui vient de se hisser, une semaine après sa sortie et grâce au bouche-à-oreille, en tête du top 10 mondial de Netflix. Au carrefour de la comédie (noire), du drame (pesant) et du thriller (absolument glaçant), affrontant sans fard des thèmes encore tabous dans une société où la parole des victimes d’abus se libère, cette minisérie en sept épisodes a donc accompli un exploit inattendu.

Une histoire qui glace le sang

Pour sa première série (qu’il crée, écrit et interprète), Richard Gadd rejoint ses compatriotes Michaela Coel (I May Destroy You) et Phoebe Waller-Bridge (Fleabag), à peine plus âgées, sur le terrain de l’autofiction. Ici aussi apparaît le label «tiré d’une histoire vraie», utilisé partout jusqu’à la nausée par des productions largement romancées; force est de reconnaître que cette histoire-là, qui a de quoi glacer le sang, est aussi pour son auteur une thérapie. Ou comment conjurer un traumatisme par l’art et la malice.

On rencontre le protagoniste, Donny, alors qu’il dépose plainte à la police : ce qui rapproche le plus l’humoriste raté (et son goût pour les accessoires de clown et les blagues gênantes) de la célébrité, c’est qu’il a sa harceleuse. Donny rencontre Martha (Jessica Gunning) dans le bar qui l’emploie les soirs où il ne se fait pas huer sur scène.

La dame, de vingt ans l’aînée du garçon, ne peut s’offrir une tasse de thé – bien qu’elle se présente comme une avocate. Le premier sentiment qu’éprouve Donny face à elle ? La pitié. «Un sentiment condescendant et arrogant», reconnaît-il en voix-off. La première chose que Martha lui dit : «Quelqu’un t’a fait du mal, non ?»

Traumatisme surgi du passé

Une nouvelle génération d’auteurs de comédie, qu’ils soient écossais (comme Richard Gadd), anglais (comme Coel et Waller-Bridge) ou d’ailleurs (comme le Canadien Nathan Fielder, derrière l’ovni The Curse, avec Emma Stone), excelle dans l’assimilation du comique d’observation et de l’humour «cringe» (gênant). Dans ce sens, Baby Reindeer fait voir la puissance de sa mécanique : s’il est difficile de la classer dans un genre, c’est que la série développe des arcs narratifs qui amènent leur propre couleur.

Un traumatisme surgi du passé affecte Donny, et Richard Gadd regarde la situation droit dans les yeux, revivant à travers son personnage la situation violente et toxique qu’il a lui-même subie; le ton y est strictement dramatique, hautement brutal.

Donny, n’assumant pas de fréquenter une application de rencontres pour femmes trans, s’inscrit sous une fausse identité, et rencontre Teri (Nava Mau); comme dans une comédie romantique cette fois, la «femme de (s)a vie» finira par être confrontée à son mensonge. Franchement autobiographique, Baby Reindeer relie le tout avec un sens de la terreur (superbement entretenu par la musique originale des frères Galperine) qui, à tout moment, peut exploser et faire l’effet d’un traitement de choc. Y compris quand il fait rire.

Une autofiction au carrefour de la comédie (noire), du drame (pesant) et du thriller (absolument glaçant)

L’auteur de Baby Reindeer (qui en confie la réalisation à deux réalisatrices, Weronika Tofilska et Josephine Bornebusch), Richard Gadd, est époustouflant sur tous les fronts, entre une écriture au cordeau explorant de façon la plus brute les comportements et questionnements du personnage.

Loin de l’autoapitoiement, il confronte les hypothèses réconfortantes (la voix-off commence souvent ses phrases par «J’aurais dû») et les images violentes (physiquement ou moralement) dans un véritable tour de force. Mais Baby Reindeer doit aussi et surtout énormément à Jessica Gunning dans le rôle de Martha. La harceleuse est tour à tour fragile, grande gueule, charmante, terrifiante… Bref, complètement cinglée.

Dans un grand geste d’intelligence et de générosité, Gunning aborde son rôle à la façon d’une «rom-com», touchant le spectateur en plein cœur de la même manière que Donny s’est laissé ensorceler. Dans sa minisérie, Richard Gadd réunit deux seuls en scène : Monkey See, Monkey Do, vainqueur du prestigieux Comedy Award au Fringe d’Édimbourg en 2016, qui évoque des viols qu’il a subis, et Baby Reindeer (2019), donc, qui raconte le harcèlement dont il a été victime durant quatre ans, de la part d’une «stalkeuse» qui est allée jusqu’à s’immiscer dans la vie de ses proches. Il est évident que Gadd a depuis un certain temps trouvé les mots à mettre sur ses traumatismes; ce qui lui manquait, c’était l’image.

Baby Reindeer de Richard Gadd. Avec Richard Gadd, Jessica Gunning… Genre comédie dramatique. Durée 7 x 30 minutes. Netflix

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