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[Cyclisme] «Le grand défi sera d’éviter l’usure mentale»


Pour Jean-Baptiste Quiclet, ici aux côtés de Romain Bardet, et les préparateurs du peloton, le remaniement du calendrier de la saison 2020 offre une «belle» occasion de se renouveler. (photo : dr)

Les responsables de la préparation au sein de leur formation où évoluent respectivement Jempy Drucker et Ben Gastauer, Dan Lorang (Bora-Hansgrohe) et Jean-Baptiste Quiclet (AG2R La Mondiale) évoquent la période incertaine que vit le peloton.

Comment vivent-ils le confinement?
«Au quotidien, ça ne change pas grand-chose»

Si, dans la très grande majorité des disciplines, l’isolement physique lié aux mesures de confinement (plus ou moins strictes) des différents gouvernements est un véritable casse-tête pour bon nombre de préparateurs habitués à être au plus près de l’athlète, le cyclisme ne souffre pas (ou moins) de cet éloignement. «Même si cette période est singulière, dans notre pratique au quotidien, ça ne change pas grand-chose, affirme Jean-Baptiste Quiclet, directeur de la performance au sein de la formation AG2R La Mondiale. En temps normal, comme on ne peut pas habiter à côté de chaque coureur, on s’appuie sur un dispositif nous permettant de communiquer et travailler à distance.» Dans sa boîte à outils, une plateforme d’entraînement lui permet de suivre et d’analyser l’activité de chaque coureur tant sur route que sur home-trainer. Responsable du pôle performance au sein de l’équipe Bora-Hansgrohe, Dan Lorang confirme : «Mon travail n’a pas vraiment changé. Les coureurs, je les vois lors des stages et des courses. Soit une centaine de jours par an. Le reste du temps, j’utilise WhatsApp, Skype et la plateforme d’entraînement.»

Les effets physiques du confinement?
«On observe un début d’atrophie musculaire»

Qui, en cette période, ne s’est pas découvert une tendance à ouvrir plus que de raison placards et frigidaire? S’il n’échappe pas à ce réflexe, le coureur cycliste a une relation suffisamment spécifique avec l’alimentation pour éviter de s’empiffrer et reculer le cran de satiété de sa ceinture. Chez AG2R La Mondiale, le suivi alimentaire est assuré par Jean Joyeux, spécialiste en nutrition et micronutrition, fils du non moins réputé oncologue Henri Joyeux.
Toutefois, et même en l’absence de tout écart, un cycliste se doit de continuer de rouler s’il ne veut pas courir le risque de voir sa condition fondre comme neige au soleil. «Après une semaine d’inactivité, on observe un début d’atrophie musculaire. Après deux semaines, il y a une grosse chute de la performance. Enfin, après quatre semaines à ne rien faire, les effets de la préparation ont disparu», explique Dan Lorang tout en rappelant que «le muscle a une mémoire», ce qui permet à un athlète de retrouver plus rapidement son niveau. «Pour un coureur qui s’arrête quatre semaines, il lui en faudra huit pour retrouver le niveau qui était le sien…»
Mieux vaut donc ne pas s’arrêter trop longtemps. Pour éviter cela, il y a le home-trainer. Autrefois considéré comme un objet de torture, utile quand il fait un temps à ne pas mettre un coureur dehors, le «rouleau» s’est révélé «tendance» ces dernières semaines grâce à des applications telles que Zwift, Bkool ou bien encore TrainerRoad, mais aussi avec l’émergence de l’une ou l’autre épreuve telle que le Digital Swiss. «C’est ludique, concède Dan Lorang, mais quand tu décides de pratiquer le cyclisme, ce n’est pas pour rouler dans ta chambre…»

Leader de la formation AG2R La Mondiale, Romain Bardet déclarait récemment dans L’Équipe en avoir «par-dessus la tête du virtuel». S’il trouve «sympathique» l’idée de disputer l’une ou l’autre course depuis son salon, il préfère ne pas tout mélanger. «Trois heures de home-trainer ne remplace pas une vraie sortie. La technique de pédalage est très différente. Le vélo étant fixe, on ne peut pas se mettre en danseuse. Les premières sorties risquent de ne pas être fameuses!»
Réputé pour l’attention portée au moindre détail, le Français est évidemment dans le vrai à écouter Jean-Baptiste Quiclet : «On était plutôt dans une logique d’entretien que de développement.» Pour le préparateur français, le «rouleau» est un outil intéressant puisqu’il y est possible de «modéliser certains types de parcours», mais doit être adapté en raison de sa spécificité et de ses contraintes. Notamment en raison de l’absence de vent ou, plus exactement, du rafraîchissement lié à la pénétration dans l’air : «On peut rapidement se retrouver en hyperthermie et en déshydratation.»
Par conséquent, un coureur passera moins de temps sur la selle de son home-trainer. «2 h sur home-trainer revient à 2 h 45 sur la route, car tu ne bénéficies pas de phases de récupération liées aux descentes ou au phénomène d’aspiration comme lorsque tu es au cœur d’un peloton», fait remarquer Dan Lorang pour qui les paramètres de puissance doivent être revus à la baisse : «Il faut retirer en moyenne 20 à 30 watts et se référer aussi à sa fréquence cardiaque qui reste un excellent indicateur.»

Les effets psychologiques du confinement?
«Ils recherchent un vrai contact visuel»

Le cœur d’un coureur ne bat pas uniquement au diapason de sa fréquence de pédalage. «D’ordinaire, on communique par message, là je m’aperçois qu’ils recherchent un vrai contact visuel», confie Dan Lorang qui, chaque lundi, sur le coup de 10 h, file rendez-vous aux six coureurs* dont il s’occupe principalement pour une visioconférence. «On aborde le programme de la semaine, mais on parle aussi d’autre chose. En fait, on parle surtout de tout et peu de vélo. Ça se comprend, en temps normal, ils passent une bonne partie de l’année avec leurs partenaires. Là, ils se retrouvent en famille plusieurs semaines de suite. Ils n’ont pas l’habitude…»
Quand on lui demande si ce changement de repères peut affecter psychologiquement l’athlète, le Luxembourgeois assure que Bora-Hansgrohe travaille avec un psychologue, mais qu’à sa connaissance aucun coureur n’a présenté un quelconque trouble. Chez AG2R La Mondiale, Virginie Dalla Costa, sophrologue, assure, à distance évidemment, des séances de sophrologie et de relaxation. «On essaie d’investir tous les domaines», fait remarquer Jean-Baptiste Quiclet.

La reprise de l’entraînement?
«Se rapprocher de la préparation d’un skieur de fond»

La question de l’équité entre les équipes du peloton en fonction des mesures prises par les différents pays est un sujet qui revient inlassablement sur la table. Chez Bora-Hansgrohe, seuls Peter Sagan et les Italiens Oscar Gatto et Daniel Oss sont assignés à résidence. Avec tout autant de nationalités (8) en son sein, la formation AG2R La Mondiale a demandé à ses protégés dont le pays les autorise à s’entraîner normalement de limiter leurs sorties. «Pour réduire les risques d’accident, mais aussi et surtout parce qu’au vu du calendrier ce n’est pas nécessaire, puisque les courses internationales sont interdites jusqu’au 1er juillet (Ndlr : jusqu’au 1er août pour les épreuves WorldTour).»
En France, le déconfinement est fixé, pour l’heure, au 11 mai. Soit 110 jours avant le départ du Tour de France. Directeur de la Grande Boucle, Christian Prudhomme déclarait que «les coureurs auront plus de trois mois pour préparer l’épreuve». De quoi leur «permettre d’être au meilleur de leur forme et de lisser leur préparation». Est-ce vrai? «On a l’habitude de travailler par cycle de 6 à 8 semaines. Le délai que nous donne l’UCI est raisonnable», juge Jean-Baptiste Quiclet, à condition toutefois de pouvoir effectuer les traditionnels stages en altitude. «Pour les leaders, ceux qui visent la victoire finale, c’est indispensable. Même s’ils doivent être faits assez loin du départ du Tour.»
Le natif de Franche-Comté trouve «rafraîchissant» ce remaniement du calendrier : «Évidemment, on aurait préféré s’épargner cela, mais ça va nous obliger à travailler différemment. À s’inspirer et se rapprocher davantage de la préparation d’un skieur de fond où les gars vont enchaîner les compétitions avec un petit temps de repos.»
Du 1er août, date de la reprise des compétitions WorldTour, à mi-novembre, période probable de la fin de la saison, le calendrier devrait être bien chargé. Julian Alaphilippe confiait dans L’Équipe que «le plus gros challenge sera de gérer (son) état de forme sur deux-trois mois d’affilée à haute intensité». Pour Dan Lorang, le point crucial se situe non pas dans les jambes, mais un peu plus haut : «Physiquement, ça devrait aller. Dans l’équipe, on a 27 coureurs qui sont frais. Maintenant, il faut se rendre compte qu’ils n’auront pas eu de vacances. Pas de véritable période de repos pour récupérer et se ressourcer. Le grand défi sera d’éviter l’usure mentale…»

Charles Michel

* Pascal Ackermann, Emanuel Buchmann, Maximilian Schachmann, Gregor Mühlberger, Rafal Majka et Lennard Kämna.