Unique cultivateur de chanvre au Luxembourg depuis 25 ans, Norbert Eilenbecker n’est pas étonné par le rétropédalage du gouvernement sur la légalisation du cannabis : il dénonce la méconnaissance du sujet de la part des autorités.
Le long de la route entre Heinerscheid et Kalborn, ils s’étendent à perte de vue : les 14 hectares de champ où pousse le chanvre industriel de Norbert Eilenbecker depuis plus de 25 ans. Cet agriculteur passionné est le seul au Grand-Duché à cultiver la fameuse plante et à commercialiser – sous la marque Cannad’Our qu’il a créée avec André Steinmetz – toute une gamme de produits issus de sa propre récolte.
Aucune «drogue» là-dedans : le chanvre industriel, dont la culture est autorisée, est riche en cannabidiol (CBD) aux propriétés relaxantes et pauvre en tétrahydrocannabinol (THC), la substance psychoactive de la plante. Tous deux écoulent leur production auprès d’une communauté de 3 000 clients fidèles, au Luxembourg pour la plupart.
Si les deux associés n’attendaient pas grand-chose de la légalisation du cannabis récréatif, ils ne cachent pas que la dépénalisation leur aurait ouvert de nouvelles opportunités. Pour autant, ils n’ont pas été surpris d’apprendre que le gouvernement faisait marche arrière : «On était sceptiques dès le départ, même si le projet de légaliser le cannabis récréatif figurait dans le programme gouvernemental», tranche Norbert Eilenbecker. «Il faut des lois, des règles au niveau européen, et tout cela n’est pas encore prêt. Ce jour va venir, on n’en doute pas, mais pas tout de suite», soupire-t-il.
Pour les deux hommes, il est clair que le gouvernement manque d’information en la matière et ne cherche pas à en savoir davantage : «Ils ne connaissent rien sur le chanvre et cependant, ils n’ont jamais pris contact avec nous», regrettent-ils d’une même voix.
Ce nouveau coup d’arrêt leur rappelle amèrement l’attitude fuyante des autorités lorsqu’en 2018, ils ont proposé leur chanvre made in Luxembourg à des fins thérapeutiques : «Personne ne veut prendre la responsabilité de délivrer les autorisations nécessaires», estime André Steinmetz. «Ils préfèrent plutôt se fournir dans d’autres pays, auprès de producteurs qui détiennent déjà ces autorisations.» Quitte à risquer la pénurie, comme ce fut le cas cette année, avec un stock national de cannabis médical épuisé dès le mois de mars, puis une livraison venue d’Allemagne en quantité bien insuffisante face aux besoins réels.
«Consulter les acteurs de terrain est essentiel»
«Un manque de courage politique», jugent les deux associés, qui reproche également aux autorités de ne pas être suffisamment à l’écoute des patients qui soulagent leurs douleurs grâce au cannabis. «On avait soumis un projet au ministère de la Santé, on a aussi rencontré les ministres successifs, mais ça n’a débouché sur rien», regrette Norbert Eilenbecker, qui s’accroche aux retours très positifs de ses clients. «On fait du bien aux gens, et c’est ça, la vraie récompense de notre travail», confie-t-il.
En attendant l’évaluation de la phase pilote de l’autorisation du cannabis thérapeutique qui sera présentée sous peu, ouvrant peut-être la porte à une production locale, les associés de Cannad’Our planchent sur des crèmes à l’huile de chanvre pour soulager douleurs, eczéma et peau atopique.
Pour le reste, ils attendent que le gouvernement les contacte : «Il est important qu’au niveau politique, on recherche les meilleures solutions pour le pays, et pour cela, consulter les acteurs de terrain est essentiel», note Norbert Eilenbecker, estimant que «peu de personnes ont notre expertise au Luxembourg».
Christelle Brucker
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Promesse non tenue
2018 : l’accord de coalition prévoit de dépénaliser, «voire de légaliser», le cannabis et d’instaurer la production et la vente sous le contrôle de l’État.
2019 : une task force interministérielle planche sur le projet, des ministres se rendent au Canada, mais des soucis avec les conventions internationales sont évoqués.
2020 : un concept provisoire fuite dans la presse, il décrit 14 points de vente, un système de vérification de l’identité de l’acheteur, et 30 grammes de cannabis maximum par personne et par mois.
2021 : après des échanges avec les institutions européennes, le gouvernement fait machine arrière et annonce que seules la culture et la consommation dans la sphère privée devraient être autorisées.
« Le chanvre suscite l’intérêt des agriculteurs »
Trois questions à Guy Feyder, président de la Chambre d’agriculture.
Le monde agricole voit-il une opportunité dans la culture du chanvre ?
Oui, il suscite de plus en plus d’intérêt dans notre profession, notamment pour les agriculteurs dont les champs se trouvent dans une zone de protection des eaux souterraines car ils sont soumis à des restrictions dans l’usage des produits phytosanitaires, ce qui limite le type de cultures qu’ils peuvent y développer. Or le chanvre, peu demandeur en engrais, y est adapté.
Quel est le profil des agriculteurs intéressés ?
Surtout des jeunes, qui cherchent des solutions, des idées nouvelles pour l’avenir. Ils explorent ce qui est possible pour eux, et encore une fois, ceux qui sont dans les zones protégées sont particulièrement concernés. Au total, une centaine seront bientôt établies, dont beaucoup autour de la capitale, dans les terres sableuses.
Qu’est-ce qui manque pour se lancer ?
Il faudrait d’abord un cadre légal bien défini car jusqu’ici, cela reste flou. Et surtout, c’est toute une filière à construire : pour assurer la récolte et sa transformation, de lourds investissements sont nécessaires, on doit être réaliste. Mais il y a un grand potentiel. Un jour, on pourrait bien démarrer une filière.
Recueilli par Ch. B.