L’excellent documentaire « Streik ! », réalisé par Andy Bausch à l’occasion des 100 ans du mouvement syndical libre, sortira dans les salles le 11 mai. Il raconte l’histoire de la lutte sociale au Luxembourg.
« L’histoire du Luxembourg a été écrite par ceux d’en haut, par le Luxemburger Wort et le patronat », constate sèchement l’étudiante sympathique en train d’effectuer des recherches sur l’histoire du mouvement social, au sein des Archives nationales de Luxembourg. C’est autour de ce personnage jeune, féminin, qui n’a pas sa langue dans sa poche qu’Andy Bausch a choisi de raconter les 100 ans du mouvement syndical libre. Interprété par la fraîche et vibrante Eugénie Anselin, épaulée par un Marco Lorenzini brillant dans le rôle de l’archiviste poussiéreux et ronchon, touchant dans ses manies, Streik ! reste néanmoins un documentaire à part entière. Narrée par Marc Limpach, coécrite par l’historien Denis Scuto, la dernière œuvre d’Andy Bausch est probablement le meilleur documentaire actuel sur le mouvement social et ses origines profondes dans la brutalité de la société bourgeoise de la fin du XIXe siècle.
Ce que raconte Streik ! n’est pas ce que des décennies durant les livres d’histoire ont préféré retenir de l’industrialisation du Grand-Duché. Ce n’est pas d’essor économique qu’il est question ou de libération par le progrès, mais de pauvres, d’exploitation, de misère indicible, de rapports de force, d’espoir, de rêves et de lutte. Lorsque au lendemain du traité de Londres, le Luxembourg vient d’obtenir sa neutralité, le réseau ferroviaire se développe. Le temps s’accélère et bouleverse les modes de vie d’une société encore largement agricole. Des usines sont construites un peu partout dans le sud du pays et bientôt les ouvriers affluent par milliers dans le bassin minier. Ils viennent de partout, du nord du Luxembourg, d’Allemagne ou d’Italie. Le désespoir et la promesse d’un avenir meilleur bien souvent finissent par les convaincre. Et évidemment, la réalité qui les attendra sera tout autre. Le Luxembourg du tournant du siècle ne fait pas exception.
Des gens dont la mort n’intéresse personne
Les mineurs, qui n’ont parfois que 13 ans, travaillent en moyenne entre 12 et 15 heures par jour. Le temps libre, sauf pour dormir, n’existe pas. Leur sommeil, parfois lourd, souvent difficile, n’est que le reflet des conditions de travail inhumaines qu’ils endurent. Les blessures sont fréquentes, atroces et quand le soir venu ils ne sont pas morts, ils retournent à l’intérieur de leurs baraques insalubres où règne la promiscuité. Les plus lucides l’auront vite compris : pour leurs patrons, ils ne sont qu’un matériau remplaçable. Ceux qui doutent encore auront l’occasion de se faire une idée lors de la Grande Guerre en 1914-1918. Ce sont des pauvres, «c’est-à-dire des gens dont la mort n’intéresse personne», comme disait Céline. C’est cela que raconte le film, à l’aide d’images d’archives et de scènes reconstituées qui illustrent le degré de vulnérabilité du prolétariat qui tous les jours venait pratiquement troquer sa vie contre un salaire misérable.
Et quand la mort arrivait, elle n’épargnait pas les proches, au contraire : les mères de famille et leurs gosses, la plupart du temps, n’avaient plus rien une fois que le père, employé des mines ou de l’usine, décédait dans un accident de travail. Dès lors que faire ? S’organiser ? La plupart n’y songent même pas. Ou on bosse, ou on ouvre sa gueule et on est licencié.
Le film raconte comment à Esch-sur-Alzette, un médecin que tous appellent «le docteur rouge» cherche des solutions à la misère. Grâce à son engagement, les ouvriers finiront par obtenir la Sécurité sociale et la pension d’invalidité. Naissent les premiers syndicats. S’ils peinent encore à fédérer tous les travailleurs autour de la défense de leur intérêt commun, ils perturbent néanmoins l’ordre établi. Des militants socialistes, tel Tullo Cavallazzi, rôdent dans le sud du pays.
Un film à «montrer dans les écoles»
Le 16 janvier 1912, une grève éclate à Dudelange. Trois cents ouvriers italiens font face à 200 gendarmes. Ils finiront pas tirer sur les manifestants qui réclamaient de meilleures conditions de travail. Il y aura quatre morts, dont un enfant. L’épisode est méconnu, aucune plaque ne commémore l’évènement. Le 30 août 1916, à Esch-sur-Alzette, est créé le premier syndicat indépendant des mineurs et métallurgistes (LBMV). Il comptera bientôt 3 500 membres.
En 1919, une centaine de manifestants réclament la fin de la monarchie et la proclamation de la République. Émile Reuter, ministre d’État, fera appel à l’armée française pour les disperser. Quelques mois après, la Chambre des députés est saccagée quand 5 000 mineurs manifestent contre la suppression de l’allocation de vie chère promise. Émile Reuter finira par accepter la journée de 8 heures. C’est à ce moment-là du film qu’on entend la voix de Nic Biever, figure syndicaliste incontournable de ces années-là, futur député du LSAP et ministre du Travail. C’est lui qui aura mis en place la première coopérative ouvrière afin d’assurer des prix raisonnables.
Mais le film ne s’arrête pas là : l’histoire syndicale est désormais racontée à travers les témoins d’époque rencontrés par Andy Bausch, dont Valentin Olinger, Roger Feller, René Konter, Mario Igniti, Josy Ruckert, Fernand Hübsch, etc. Le film raconte notamment comment la fusion entre le Freie Lëtzeburger Arbechterverband (FLA), syndicat lié au Parti communiste luxembourgeois, et le syndicat socialiste Lëtzebuerger Arbechterverband (LAV) a été vécue comme une «capitulation» pour beaucoup. Il raconte enfin le chemin parcouru jusqu’à la création de l’État social moderne, la crise de l’acier dans les années 70, puis en 1979, la fondation de l’OGBL, émanation du LAV et de la Fédération des employés privés (FEP). Le documentaire s’arrête enfin à notre époque, avec la défense des intérêts des frontaliers travaillant de nos jours au Luxembourg.
Après la projection du documentaire en avant-première, André Roeltgen, président de l’OGBL, a parlé d’un film à montrer «dans les écoles». Son prédécesseur, Jean-Claude Reding, actuel président de la Chambre des salariés, a évoqué une film moins «nostalgique» que «porté par l’esprit visionnaire».
Frédéric Braun