Nancy Kemp-Arendt, ancienne athlète de haut niveau, confie être entrée en politique pour être la voix de toutes les victimes de violences et d’abus sexuels. La présidente de la commission des Pétitions sait que le sujet ne déplace pas les foules.
Diriez-vous que les pétitions ont changé la manière de faire de la politique ?
Nancy Kemp-Arendt : Oui, dans la mesure où les pétitions nous permettent de prendre le pouls de la population. Les citoyens nous sensibilisent sur les problèmes du moment et on le voit bien depuis la pandémie. Les thèmes du logement, de la santé ou de la famille ont remplacé les soucis de mobilité, par exemple. La pétition est véritablement un exercice démocratique dont les politiques ne pourraient plus se passer. On nous fait souvent le reproche d’être éloignés des réalités du terrain, mais avec cette possibilité, ils prennent connaissance des soucis quotidiens des gens.
Les pétitions, qu’elles soient un succès ou non, sont-elles souvent sources d’inspiration pour les élus ? Des exemples ?
Oui complètement. Beaucoup d’idées sont reprises. Je pense que je ne serais jamais montée à la tribune pour évoquer un problème de règles douloureuses si une pétition n’avait pas permis de débattre enfin publiquement de ce sujet et de sensibiliser les décideurs sur ce vieux tabou. D’ailleurs, jamais une pétition n’a été autant ridiculisée, que ce soit dans la presse ou sur les réseaux sociaux au moment où elle a été lancée alors que le débat qui a suivi était très intéressant. Des pétitions, avec ou sans débat, ont fait rapidement bouger les choses. Je pense aux banquettes rabattables dans les sanitaires pour les personnes handicapées, aux motards qui ont introduit trois pétitions pour avoir le droit de circuler pendant le confinement, ce qui leur a été accordé dès le lendemain et idem pour l’ouverture des salles de danse. Les zones 30 dans les communes se sont multipliées à la suite d’une pétition, le tiers payant a été introduit à la suite de plusieurs pétitions, parce que c’est un véritable problème pour beaucoup de gens d’avancer les frais médicaux. Il faut être honnête et reconnaître que quelques-unes de ces pétitions nous inspirent aussi au moment de rédiger les programmes électoraux.
Il y aura un débat public sur le référendum concernant la réforme constitutionnelle, la pétition, avec ses 19 000 voix recueillies, ayant battu tous les records de signatures. Comment vous préparez-vous à aborder ce sujet délicat ?
Ce pétitionnaire a réussi à recueillir des milliers de voix et j’attends donc sereinement d’entendre ses arguments, en toute neutralité, selon la procédure normale. Mais cette semaine, nous avons perdu une heure et demie en commission à débattre sur des fausses accusations de suppression de signatures, alors que c’est notre job de vérifier qu’elles soient toutes authentiques. C’est un travail énorme, quatre personnes sont mobilisées pour le réaliser. Chaque année, j’organise une réunion lors de laquelle les députés suggèrent des améliorations et nous proposerons de donner la possibilité aux signataires, sur base du volontariat pour cause de protection des données, de joindre leur matricule, ce qui nous faciliterait la tâche pour vérifier les signatures et faire la chasse aux doublons qui sont malheureusement nombreux.
Que pensez-vous des assemblées citoyennes comme autre forme de démocratie représentative ?
C’est aussi une forme de démocratie active. Quand j’étais échevine à Mondercange, nous avions demandé aux citoyens de dessiner eux-mêmes leur parc idéal, les enfants comme les personnes âgées. Il y a toujours plus d’idées dans deux têtes que dans une. Les élus ne peuvent pas tout savoir et il est capital qu’ils soient à l’écoute des citoyens. Ce type d’assemblée est donc bienvenu.
Les abus sexuels étaient bien plus nombreux dans le milieu sportif qu’au sein de l’Église catholique
Vous avez certainement été très sensible aux abus sexuels dans le monde du sport qui font de très jeunes victimes notamment. Ce sujet est-il tabou au Luxembourg plus encore qu’ailleurs ?
Il y a un mois, j’ai fait une interpellation d’une heure au Parlement sur les abus sexuels commis sur des mineurs et des adultes avec le dépôt de quatre ou cinq motions parce que le sujet est grave et on a tendance à le balayer sous le tapis. J’ai cité l’étude d’une sociologue allemande à Cologne qui révélait que les abus sexuels étaient bien plus nombreux dans le milieu sportif qu’au sein de l’Église catholique. Qui en parle ici au Luxembourg ? On se moque de moi quand j’arrive avec ce sujet dans une question parlementaire. On me répond qu’il n’existe pas de statistiques sur le sujet et on apprend via les rapports d’organismes comme le Planning familial que le matériel pédopornographique a augmenté de 400% entre 2019 et 2020 en Europe, le continent le plus exposé aux abus sexuels. C’est un sujet auquel je suis extrêmement sensible et qui m’a finalement motivée à faire de la politique au niveau national surtout. Le Conseil de l’Europe estime qu’un enfant sur cinq est victime d’abus sexuels, soit trois enfants par classe. Vous voyez des gens se mobiliser dans la rue pour agir ? Des grands placards publicitaires au bord des routes pour sensibiliser sur ces violences inadmissibles ? Nous avons seulement 3% des victimes qui portent plainte et souvent elles osent en parler quand elles deviennent parents. L’auteur est souvent issu de l’entourage de la victime, soit la famille, soit l’entraîneur, le professeur de chant, etc. Les dénonciations sont rares parce que les preuves sont difficiles à rassembler et les conséquences sont lourdes. Et ici, dans ce petit Luxembourg où tout le monde se connaît et préserve bien confortablement sa vie privée de toute intrusion, c’est quasiment impossible, encore plus pour les garçons, nombreux parmi les victimes.
Avez-vous été, au cours de votre longue carrière sportive, témoin de tels abus ?
Depuis toujours ! C’est ce qui me révolte. Les abus existent dans toutes les disciplines, mais en particulier dans les sports individuels. Il faut parler de ce sujet, il faut dire que ce n’est pas l’Église catholique qui commet les pires crimes, mais le monde du sport. Il faut abolir le délai de prescription pour ces crimes, je ne le répéterai jamais assez. Je me souviens d’une réunion de commission avec l’ancien procureur Robert Biever qui m’avait dit qu’il déconseillerait à sa propre fille de dénoncer de tels faits qui nécessitent de livrer mille et un détails pour finalement risquer d’être considérée comme une menteuse. Cela m’avait sidérée parce qu’alors nous avons un grave problème dans le pays. Préférer se taire? Si c’est le cas, le système judiciaire ne fonctionne définitivement pas. Il faut que les enfants victimes d’abus sexuels puissent avoir un interlocuteur vers qui se tourner, qui soit habilité officiellement à recueillir les plaintes, les témoignages, les signalements, un service centralisé, en fait, qui nous permettrait aussi de mesurer l’ampleur du problème au Luxembourg. Un service qui pourrait donner des formations dans le milieu sportif, scolaire et éducatif. Je rappelle que dorénavant, en Allemagne, l’octroi de subventions aux fédérations sportives est conditionné à la mise en place d’un service de prise en charge des abus sexuels.
Après mon interpellation sur ce sujet, beaucoup de députés sont venus me féliciter et parmi eux de nombreux hommes, ce qui m’a agréablement surprise. Bon, malheureusement, le débat n’a eu que très peu d’échos dans les médias.
Vous êtes également très impliquée dans la défense des prostituées. Vous plaidez toujours en faveur du modèle suédois ?
La prostitution n’est rien d’autre qu’une violence sexuelle vécue par ces femmes-là. Le CSV défend toujours le modèle suédois qui responsabilise celui ou celle qui s’imagine pouvoir encore acheter un corps aujourd’hui. On combat le marché de dons d’organes et les mères de substitution, mais tout le monde semble accepter qu’un individu soit obligé de vendre son corps pour subsister. J’ai cité des cas de femmes qui réalisaient 25 passes par jour, qu’on ne vienne pas me dire qu’elles aiment ce qu’elles font avec de tout parmi leur clientèle. Après les drogues, la traite des êtres humains est le deuxième plus important marché parallèle au monde. En Suède, les viols ont baissé et le respect des femmes a augmenté. En Allemagne, où les politiques ont décidé de reconnaître la prostitution comme un métier à part entière soumis à imposition et charges sociales, ils ont réussi à attirer 400 prostituées dans ce système sur les 400 000 recensées. On recense aussi malheureusement 30% de suicides parmi cette population en Allemagne, le taux le plus élevé de toutes les « professions« . Cette expérience est un échec. Aujourd’hui une douzaine de pays en Europe ont décidé de suivre le modèle suédois, c’est plutôt encourageant. Quand on légalise la prostitution, comme le cannabis d’ailleurs, tout le monde pense qu’il n’y a rien de mal à ça, c’est toléré, c’est admis et si c’est admis à 18 ans, c’est que ce n’est pas si grave, alors on se dit qu’à 17 ans ça passe aussi, puis 16 puis 15 ans et ainsi de suite, et c’est l’engrenage, la folie.
La comparaison prostitution et cannabis est un peu osée non ?
Je fais de la politique parce que je suis maman et ce qui est important pour moi, c’est le message que l’on adresse aux jeunes. Je ne pense que ce soit la voix de la raison de leur dire que tout est possible. « Va mon fils, tu peux t’acheter une femme pour quelques euros, amuse-toi !« C’est quoi ce message ? Pour le cannabis, c’est pareil, il fait des dégâts considérables sur le cerveau humain surtout chez les jeunes en pleine croissance, et c’est cela qu’il faut leur dire et pas de fumer tranquillement des joints parce qu’au fond, c’est légal donc inoffensif. Il faut encadrer les enfants et les lois sont faites pour leur adresser les bons messages. On voit bien que c’est payant en Suède où plus de 80 % de la population soutient la politique qui condamne le client et non la prostituée. En 25 ans, la mentalité a changé dans les pays nordiques qui n’ont pas dissocié la prostitution des violences faites aux femmes, parce que c’est, après tout, le même sujet. C’est assez simple à comprendre et c’est par là qu’il faut commencer si on veut changer l’image de la femme dans la société. Un souteneur ne sera jamais un manager à mes yeux !
Pour encourager les mamans à faire de la politique, diriez-vous qu’il est plus facile pour elles de franchir le pas ou doivent-elles encore choisir entre ces deux rôles ?
Je me bats depuis 20 ans pour l’ouverture d’une crèche à la Chambre des députés au service non seulement des députés, mais des personnels de la Chambre et des fractions. Depuis 25 ans, les femmes ont les meilleurs diplômes dans ce pays et ce serait dommage qu’elles ne mettent pas leurs compétences au service de la politique parce qu’elles doivent encore choisir entre une carrière de mère ou de femme politique. Si la Chambre doit être une représentation de la population, alors il faudrait plus de mères dans cette assemblée. Je suis contente malgré tout car nous avons aujourd’hui de jeunes mamans parmi nous. Je pense que le sujet de la crèche au Parlement pourrait bientôt refaire surface. Je l’espère.
Entretien avec Geneviève Montaigu