Le président de l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils (OAI), Jos Dell, livre son regard sur le problème du logement au Luxembourg.
En tant qu’architecte, quel est votre regard sur le développement architectural et urbain du Luxembourg au cours de ces dernières années ?
Jos Dell : Effectivement, sur les 30 dernières années, il y a eu un très grand développement urbain et architectural au Luxembourg. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir le Guide OAI Références 2020. Cet ouvrage, que nous publions, permet au grand public de faire un tour d’horizon des constructions dans le pays. Après, pour porter un regard sur ce développement, nous avons de très bons architectes et urbanistes au Luxembourg, mais peut-être y a-t-il un manque au niveau de l’aménagement du territoire. Il y a encore trop de maisons blanches et grises, le tissu urbain est encore un peu trop décousu. Je pense également qu’il y a moyen de mettre un peu plus de vie, d’avoir des quartiers un peu plus novateurs et un peu plus développés.
Y a-t-il un « style luxembourgeois » sur le plan architectural ?
Je dirais qu’il n’y a pas vraiment de style luxembourgeois, mais plutôt un mélange d’inspirations. Si on passe la frontière belge, française ou allemande, on voit quand même que le Luxembourg est différent. Mais de là à définir un style luxembourgeois, c’est plus compliqué que cela. Il y a bien ce rêve luxembourgeois, celui de la maison unifamiliale, de la petite villa. On remarque l’architecture contemporaine avec ses volumes assez simples, inspirés de l’architecture moderne, un peu cubique, mais c’est un langage assez universel. Je ne pense donc pas que l’on puisse parler d’un style propre au Luxembourg. De plus, il faut peut-être prendre pour échelle la Grande Région, car nous ne sommes pas une île. Après, pour répondre à la question, si on devait vraiment définir un style, je dirais que nous avons une grande diversité dans la formation de nos architectes et dans notre population. C’est cette diversité qui se reflète dans l’architecture de notre pays et fait la richesse de notre cadre de vie.
L’obligation de ne pas construire partout au Luxembourg
Sujet incontournable : le logement. On n’arrête pas de souligner qu’il n’y a pas assez de nouvelles constructions. Mais admettons que demain l’on se mette à construire 6 000 logements. Est-ce qu’il y a assez d’architectes, d’ingénieurs, de main-d’œuvre pour le faire ?
Le problème ne tient pas dans le nombre d’ingénieurs et d’architectes. Il y a un grand nombre de projections à l’horizon 2040-2060 sur base d’une croissance annuelle du PIB de 3 %. Une des équations du problème réside dans cette croissance. Celle-ci est axée sur la main-d’œuvre et l’emploi et non sur une croissance orientée vers la productivité. Si demain nous devons construire davantage, il est certain qu’au sein des membres de l’OAI et du secteur nous devrions revoir notre façon de construire et réfléchir à la manière d’intervenir dans les différents processus de la construction.
Justement, que peuvent faire les architectes, les ingénieurs et les urbanistes pour contribuer à résoudre le problème du logement ?
Nous sommes à la croisée des chemins et nous avons une responsabilité essentielle dans la construction du monde de demain. Nous avons l’obligation de ne pas construire partout au Luxembourg, sans réflexion et sans espace vert, tout en réfléchissant à la manière de densifier les agglomérations urbaines. On peut appeler cela comme on veut, mais nous avons parfois un travail d’évangéliste à mener pour expliquer aux gens que vivre dans des habitations plus petites peut être très agréable si elles sont accompagnées d’espaces partagés pour pallier ces surfaces plus petites mais aussi favoriser la vie sociale et les échanges.
Cela paraît compliqué de dire qu’il va falloir habiter dans plus petit…
Oui et il va falloir nuancer cette réflexion. Dire à une personne de vivre dans un logement plus petit, ce n’est pas simple. Pourquoi une personne devrait-elle vivre dans plus petit, alors que son voisin vit dans une maison isolée sur un beau terrain ? C’est une réflexion sociétale globale que nous devons avoir afin de savoir comment éviter, de par nos actes de construction, une division dans la société avec, d’un côté, ceux qui ont le droit d’habiter dans plus grand et, de l’autre, ceux qui doivent habiter dans plus petit. Notre conception de l’espace de vie a tout de même un rôle fondamental.
Outre la réflexion sociétale, concrètement comment peut-on convaincre les gens d’habiter dans plus petit ?
Encore une fois, on peut montrer que des logements plus petits peuvent être très intéressants. Il faut montrer par l’exemple. J’ai récemment vu en Allemagne un projet où le rez-de-chaussée était constitué d’un espace commun pouvant être utilisé pour des fêtes de famille ou considéré comme un espace de jeu pour les enfants, par exemple. Le concept étant de compenser par des espaces en commun plus grands le fait que l’habitation est plus petite. Évidemment, ce sont des espaces qui coûtent de l’argent mais je pense que c’est important de les intégrer dans les bâtiments.
Mieux intégrer les habitants des communes dans le processus de construction
Au Luxembourg, cela n’existe pas ?
Très peu, mais cela s’explique par la pression des prix, car ces espaces, ce sont des mètres carrés.
Pour reprendre vos mots, si cela n’existe pas au Luxembourg, comment le montrer par l’exemple ?
Par des conférences, des esquisses, etc. Nous voulons également nous rapprocher des communes pour leur montrer ce qu’il est possible de faire mais aussi pour être mieux intégrés à leur processus de construction afin de répondre à leurs besoins et leur montrer que certaines choses peuvent fonctionner. Nous voulons aussi mieux intégrer les habitants des communes dans le processus de construction. Je prends pour exemple le projet de construction d’une tour à Esch-sur-Alzette (NDLR : une tour de 60 mètres de haut et 19 étages qui devait être érigée sur le site de l’ancien garage Losch) qui a été abandonnée à cause d’une certaine crainte des habitants. La peur des gens pour quelque chose qu’ils ne connaissent pas est une réalité. Mais c’est important de montrer que loger dans un bâtiment plus haut et dans un espace qui n’est pas la maison unifamiliale peut aussi avoir des avantages. Surtout si on vit plus près de son travail, qu’on perd mois de temps en transport, etc. Je reviens donc sur l’aspect sociétal de notre travail. Car le logement, la mobilité, l’environnement sont différents sujets qui finalement s’imbriquent. C’est pour cela qu’il est important d’avoir une réflexion commune.
Cela vous a-t-il choqué de voir que des gens avaient passé la nuit devant le siège de la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM) afin d’être les premiers à déposer leur dossier pour un projet immobilier ?
Oui, c’est quand même choquant de voir qu’il y a une telle demande pour arriver à cette situation où l’on se bagarre presque pour avoir un logement dans un pays comme le Luxembourg. Je voudrais aussi rappeler que l’OAI souhaite aider à résoudre le problème du logement. Nous voulons aider les communes et les acteurs publics afin de développer des projets et des solutions. Une des réponses à la crise du logement dans le pays est également, et je crois que le gouvernement est en train de travailler dessus, de favoriser la mise en place d’une plus grande offre locative sur le marché.
La transition digitale doit avoir du sens
Beaucoup de grands projets vont sortir de terre dans un avenir proche comme à Dudelange avec le projet Neischmelz, au Kirchberg avec le projet Laangfur ou encore Esch-sur-Alzette avec le projet Uelzecht. Ce sont des projets d’envergure, qui interrogent les gens. Alors, comment leur montrer que ces projets vont fonctionner et ne vont pas être un Kirchberg bis ?
De bonnes choses ont été réalisées sur le plateau. Après, c’est vrai qu’il y a toujours l’avenue qui coupe en deux le Kirchberg et aussi, ce que je trouve bizarre alors que l’on parle d’une société ouverte, de voir des grillages au niveau de la Cour de justice de l’Union européenne. Mais effectivement, on ne peut pas montrer, actuellement, un exemple d’un quartier bien fait et idéal. Cependant, s’il faut aussi se poser la question de savoir si un tel quartier existe, on en revient à cette notion de responsabilité, celle qui est la nôtre et que nous avons en construisant les espaces de demain.
Comme dans d’autres secteurs, vous connaissez également une transition digitale, avec notamment l’intégration de nouveaux programmes informatiques ou encore le BIM (Building information modeling) qui se traduit par la modélisation numérique de l’ensemble des données d’un bâtiment. Comment se passe cette transition ?
Cette transition fait également partie de nos priorités au sein de l’OAI. Mais là encore, la transition digitale doit avoir du sens et doit apporter une plus-value tant aux professionnels qu’aux clients. Aujourd’hui, quand je vois par exemple que l’on passe plus de temps à résoudre un problème informatique qu’à travailler sur un plan, je me dis qu’il y a quand même un problème et qu’il y a encore du travail. Je remarque aussi que nous avons des problèmes de compatibilité entre les différents programmes. Nous devons aussi investir dans la technologie mais également dans la formation pour pouvoir l’utiliser. Donc effectivement, nous sommes en pleine transition digitale avec les problèmes qui vont avec. Mais là aussi, nous devons remettre un peu les pendules à l’heure, en faisant bien attention à rester concentrés sur notre travail, c’est-à-dire le contenu et la conception de nos projets, avec l’aide d’outils digitaux, et non l’inverse.
Cette année, l’OAI a publié la Maîtrise d’œuvre OAI – MOAI. Pouvez-vous expliquer le contenu et le but de cet ouvrage ?
Après quatre ans de travail, nous avons réussi à publier ce bel outil qu’est la MOAI. Ce livre, je dirais même cette grosse brique, est la méthode « Maîtrise d’œuvre OAI (MOAI) », qui doit servir à tous les maîtres d’ouvrage et à l’ensemble des acteurs de la construction afin d’apporter une réponse aux diverses questions qui se posent lors d’un projet. Finalement, la MOAI est simplement un outil pour dire que nous sommes là pour aider les professionnels, de la conception au développement et à la réalisation dans l’intérêt du client. Nous le disions, c’est un secteur qui change avec de nouvelles façons de construire et de nouvelles règles. Cette méthodologie est donc aussi là pour rassurer et donner des clés aux professionnels.
Entretien avec Jeremy Zabatta