Heinrich Kreft est l’ambassadeur d’Allemagne au Luxembourg. En pleine tourmente avec la fermeture de la frontière germano-luxembourgeoise, il a accepté de répondre à nos questions.
Monsieur l’ambassadeur, quand vous voyez les drapeaux qui ont été mis en berne à Schengen pour protester contre la fermeture de la frontière germano-luxembourgeoise, qu’en pensez-vous ?
Heinrich Kreft : Les frontières ne sont pas fermées, mais les contrôles allemands ont un impact significatif sur le vivre ensemble en région frontalière. C’est pourquoi en effet, en tant qu’Européen convaincu, j’ai le cœur qui saigne quand je vois que le drapeau européen à Schengen et sur les ponts de la Moselle est en berne.
Pourquoi la frontière germano-luxembourgeoise a-t-elle été bouclée à l’exception de quelques points de passage alors que les frontières avec le Danemark, la Belgique ou les Pays-Bas n’ont pas été concernées par ces mesures ?
Les premiers contrôles aux frontières ont été entrepris par nos voisins polonais, tchèques et autrichiens, alors que l’Allemagne recensait les premiers cas d’infection au coronavirus. L’Allemagne a décidé de procéder temporairement à des contrôles aux frontières françaises et luxembourgeoises à compter du 16 mars, après que l’institut Robert Koch a déclaré la région Grand Est comme zone à haut risque.
En raison de la proximité de la frontière germano-luxembourgeoise avec le Grand Est et du grand nombre de frontaliers qui en proviennent, la frontière germano-luxembourgeoise a été incluse dans cette procédure, mais pas la Belgique ni les Pays-Bas. Lorsque le nombre d’infections au Covid-19 a progressé, c’est la Belgique qui a commencé à contrôler aux frontières. Les autorités allemandes ne procèdent pas à des contrôles directement aux frontières avec la Belgique, les Pays-Bas et le Danemark, mais dans la zone frontalière de ces régions.
Nous avons tout de même réussi en tenant compte de la situation des frontaliers, mais aussi de celle des agriculteurs et des vignerons qui exploitent leurs champs et leur vignes de l’autre côté de la frontière et également de celle des scolaires qui fréquentent les établissements voisins et qui doivent également franchir la frontière, à rouvrir, en deux étapes, six points de passage.
De jeunes Allemands armés de pistolets mitrailleurs sont actuellement en poste aux frontières pour contrôler les frontaliers. Ne craignez-vous pas que ces images viennent ternir durablement la réputation de l’Allemagne en zone frontalière ?
Ces images ne sont effectivement pas réjouissantes, mais leur armement répond à leur besoin de défense. Le devoir et l’objectif des services douaniers fédéraux de Trèves et Bexbach et de leur poste de commande à Coblence sont à la base la lutte contre la criminalité. C’est pourquoi nous entretenons également un centre commun au Findel avec des fonctionnaires luxembourgeois, allemands, français et belges.
Des améliorations ont eu lieu ces deux dernières semaines
Comment l’opinion publique allemande perçoit-elle la fermeture des frontières avec le Luxembourg ?
La grande majorité des Allemands qui vivent en zone frontalière sont de plus en plus critiques et espèrent une levée des contrôles. Ils aspirent – comme leurs voisins luxembourgeois – à un retour à la normalité. Mais la réalité actuelle c’est qu’en Allemagne aussi les Länder sont soumis à des contrôles. Il est par exemple interdit aux habitants de Berlin de se rendre dans leurs résidences secondaires en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, et les Hambourgeois sont autorisés à quitter la ville pour se rendre en Schleswig-Holstein uniquement s’ils présentent une raison valable.
Au sein du gouvernement allemand, plusieurs ministres sont des enfants de la région frontalière : la ministre de l’Agriculture, Julia Klöckner, la ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, le ministre des Affaires étrangères, Heiko Maas, et le ministre de l’Économie, Peter Altmaier. Comment le gouvernement peut-il dans ces conditions passer à côté des soucis et des peines de la population de la région frontalière ?
Nous appliquons en Allemagne le principe de compétences par ressort. C’est-à-dire que chaque ministre est responsable de son propre domaine de compétence. La gestion de la frontière revient à la police fédérale et celle-ci dépend du ministre de l’Intérieur. Les ministres que vous évoquez se sont tous prononcés pour un allègement des contrôles aux frontières et pour une extension des droits individuels d’entrée. Et force est de constater que des améliorations ont eu lieu ces deux dernières semaines.
Des députés au Bundestag de la région frontalière allemande, des maires allemands et des bourgmestres luxembourgeois s’engagent ensemble pour envoyer des courriers au gouvernement, pour lancer des initiatives communes et attirer l’attention des autorités fédérales sur la situation particulière de la région frontalière. Pourquoi est-ce que Berlin reste sourd à ces appels ?
Berlin se doit de répondre aux besoins de la situation générale, fédérale, alors que les députés, les maires et les bourgmestres sont à l’écoute des circonscriptions et des communes qu’ils représentent.
L’Europe a très souvent dû faire face à des crises (…) mais elle en est toujours sortie grandie
Plutôt que d’alléger ou de lever les contrôles, la fermeture des frontières a été prolongée jusqu’au 15 mai. Ne craignez-vous pas que cette situation entache durablement les relations transfrontalières avec l’Allemagne ?
Les autorités régionales et fédérales allemandes – comme le gouvernement luxembourgeois – multiplient les efforts pour trouver des solutions à un déconfinement viable. Tous redoutent une deuxième vague de contamination encore plus mortelle pour l’automne. Le ministre-président de Bavière n’a certainement pas annulé la fête de la Bière à Munich, en octobre, de gaieté de cœur. Tant que nous ne bénéficierons pas de vaccins, les mesures de déconfinement devront être très prudentes. La levée des contrôles aux frontières aura lieu bien avant que nous ne puissions retrouver une vie totalement normale. Et comme nous ne pouvons pas compter sur un vaccin avant le courant de l’année prochaine, des mesures restrictives devront continuer à être appliquées et respectées.
Partagez-vous le désespoir du ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn qui craint pour l’euro et l’Union monétaire européenne ?
Le ministre Asselborn est un Européen convaincu, et tous les Européens convaincus ont actuellement le cœur qui saigne face à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Je suis un optimiste et je ne pense pas que l’Union européenne, l’euro ou l’union monétaire soient durablement endommagés par cette crise. L’Europe a très souvent dû faire face à des crises, parfois dramatiques et existentielles, mais elle en est toujours sortie grandie. L’intégration européenne, pour moi, c’est un peu comme la Springprozession d’Echternach : même avec trois pas en avant suivis de deux pas en arrière, on finit par avancer, même si c’est lentement. Il sera décisif de tirer les bonnes leçons de cette crise.
Vous vous engagez pour la levée de la fermeture des frontières, vous aidez et vous vous entremettez entre les autorités allemandes et luxembourgeoises là où vous le pouvez, et vous vous retrouvez quand même assis entre toutes les chaises. Quels échos recevez-vous à l’ambassade de la part des hommes et des femmes qui vivent dans cette région frontalière ?
Nous recevons énormément d’appels, de lettres et de courriels de citoyens luxembourgeois mais aussi allemands, qui habitent ici ou de l’autre côté de la frontière. Beaucoup de voix sont critiques, certaines sont même très critiques. Nous essayons de répondre à toutes les sollicitations et demandes autant que faire se peut et d’apporter notre aide lorsque c’est possible. Nous avons pu aider dans certains cas, mais malheureusement pas dans tous.
Entretien avec Chris Mathieu