Accueil | Politique-Société | Jouets : le royaume du cliché

Jouets : le royaume du cliché


(Photo : AFP)

Loin de n’être qu’un simple divertissement, les jeux des enfants pourraient en partie conditionner leur vie future. Or la plupart sont ciblés en fonction du sexe. Et si permettre aux bambins de s’amuser avec tel ou tel jeu relevait d’un véritable choix politique et sociétal?

Du rose et des poupées pour les filles, du bleu et des voitures pour les garçons… Vous trouvez ça cliché? Et pourtant, il suffit d’aller faire un tour dans l’immense majorité des magasins de jouets pour se rendre compte que les stéréotypes ont la vie dure.

Côté filles (car les rayons sont encore assez clairement distincts), foison de rose, de violet, de poupées, de princesses et de kits de la parfaite ménagère. Côté garçons, des couleurs plus agressives : du bleu, du rouge, du noir, des vaisseaux, des camions, des jeux de construction. Il n’y a guère que chez les tout-petits que la mixité semble véritablement de mise au tout premier abord.

Nous sommes tellement habitués à cette segmentation qu’on la pense normale, et la remettre en cause serait presque une hérésie aux yeux de certains.

Des jouets genrés, c’est deux fois plus de raison d’acheter

Et pourtant… Une étude menée par la sociologue américaine Elizabeth Sweet en 2014 portant sur un siècle de jouets révèle que «même lorsque le marketing de genre était le plus prononcé au XXe siècle, environ la moitié des jouets étaient toujours promus sans distinction de genre». Plus surprenant encore, dans les années 70, avec la montée du féminisme, moins de 2 % des jouets ciblaient explicitement les garçons ou les filles !

C’est à partir des années 80 qu’un tournant commence à s’opérer, avant d’atteindre son apogée à partir de la fin du siècle dernier, où le sexisme peut apparaître parfois moins formel mais n’en enferme pas moins les petites filles (la jolie princesse) et les garçons (le valeureux héros) dans les cases traditionnelles.

La raison ? Les parts de marché tiennent indubitablement le haut du pavé. Des jouets genrés, c’est deux fois plus de raison d’acheter, et c’est plus compliqué à transmettre au sein d’une fratrie mixte.

Cet état des choses insurge Ainhoa Achutegui, la présidente du Planning familial : «On ne peut que critiquer cette segmentation. Les jouets et les couleurs sont pour tout le monde ! Le rose a d’ailleurs longtemps été la couleur des garçons, et le bleu celui de la Vierge !»

Plus de réflexion pour les garçons

La problématique est en effet loin d’être amusante et l’enjeu posé par les jouets est plus important qu’il n’y paraît. Outre le complexe et la frustration que peut ressentir un enfant désireux de jouer avec des jeux réservés à l’autre sexe, ceux-ci auraient un lien direct avec le futur social des enfants.

Les stéréotypes jouant rarement en faveur des filles, ces dernières sont le plus souvent incitées à rester cantonnées au rôle de petites ménagères, tandis que les jeux ciblant les garçons sont non seulement plus valorisants mais participent en plus au développement de leurs compétences spatiales et scientifiques. Pire, dans des jouets identiques, celui réservé aux filles offre parfois moins de possibilités que son homologue masculin, ainsi ce vélo à 6 vitesses pour les filles, à 18 pour les garçons, ou cet ordinateur pour fille offrant 25 fonctions – 50 pour le même mais estampillé «garçon».

Résultat ? On retrouve plus tard dans nos sociétés moins de 30% de femmes dans les sciences. L’inverse est aussi vrai : les garçons manquent cruellement dans le domaine des soins à la personne.

«On place dès le plus jeune âge les filles dans un contexte de care (NDLR : tous les métiers qui sont liés au soin à la personne et à la petite enfance), et les garçons dans un contexte plus violent. Avec une telle codification, nous renforçons les modèles stéréotypés contre lesquels nous luttons ! Nous voulons plus de femmes dans des postes à responsabilités et d’hommes dans l’éducation ou le care, mais comment vont-ils vouloir faire ça ?», interroge Ainhoa Achutegui, qui souligne par ailleurs la «sexualisation des petites filles, à qui l’on propose des brillants à lèvres en guise de jouets».

«C’est assez « bébête » de brosser des cheveux»

Des (petites) évolutions, sous la pression de différents groupes, notamment féministes, commencent à se faire sentir.

«C’est vrai qu’il y a encore une distinction assez marquée entre les jouets pour filles et ceux pour garçons», admet Alexandre Dinis, responsable adjoint chez Maxitoys Luxembourg. «Mais les grandes marques, sous pression, commencent à lancer des jeux et des visuels plus mixtes, comme par exemple des cuisines ou des kits de ménage aux teintes plus neutres sur lesquels sont représentés des filles et des garçons. Cependant, les mentalités n’ont pas encore complètement changé : la plupart du temps, le client demande un jouet en fonction du sexe de l’enfant, et si c’est pour un garçon et qu’il y a du rose, ça le bloque.»

Une appréhension que confirme Joris, papa de deux petits garçons, de quatre et sept ans. «Ça m’embêterait que mes fils me demandent des poupées. Déjà, parce que c’est connoté filles, mais en plus c’est assez « bébête » de brosser des cheveux. Il y a des jeux plus intéressants.»

Les gouvernements commencent à prendre conscience de l’enjeu politique que peut représenter le jouet : quelle société veut-on? En France, une charte a récemment été signée avec les acteurs du secteur du jouet, tandis que le Luxembourg rappelle que tous les jouets sont pour tous les enfants dans sa nouvelle brochure We are equals destinée à sensibiliser les jeunes à l’égalité des sexes au quotidien.

Tatiana Salvan