«Hérésie», «poison», «plagiat»… Depuis la première traduction du Coran en latin jusqu’à aujourd’hui, l’Occident chrétien a souvent porté un regard méprisant sur l’islam. Non sans conséquences.
Guido Bellatti Ceccoli, membre de l’International Consortium for Law and Religion Studies (ICLARS), a participé, la semaine dernière, à une conférence à l’abbaye de Neumünster sur «L’islam vu depuis l’Occident chrétien, du Moyen Âge à nos jours». Extraits.
« J’ai fait exécuter cette traduction du Coran dans le but de suivre l’exemple de nos pères qui ne laissaient passer sous silence pas même les hérésies les plus insignifiantes de leur époque. J’ai voulu faire de même avec ce comble d’horreur, cet excrément de toutes les hérésies, dans lesquelles se sont accumulés les restes de toutes les sectes diaboliques qui sont apparues depuis l’arrivée du sauveur. De cette façon, puisque nous savons que presque la moitié du monde est infecté par cette peste mortelle, il sera dévoilé à ceux qui l’ignorent combien elle est exécrable, stupide et abjecte. »
Fin de citation. Un silence gêné flotte dans la salle de conférence. L’auteur de cette diatribe : Pierre le Vénérable, abbé de Cluny. En 1143, plus de 500 ans après la révélation coranique, ce religieux français demande à des traducteurs toscans de réaliser la première traduction du Coran , de l’arabe vers le latin, et s’en justifie par ces mots d’une grande violence…
Du moins, vue de notre époque, poursuit le conférencier Guido Bellatti Ceccoli. « La question de la traduction du Coran est la question centrale, car de cette traduction dépend tout une image qui a été donnée de ce texte en Occident. Or si on en a une mauvaise image aujourd’hui, c’est parce qu’il y a eu à la base une mauvaise traduction des textes. Car les traducteurs n’étaient pas neutres, c’était des catholiques qui avaient un message à faire passer », rappelle-t-il.
Ce message, c’est d’abord le rejet fondamental de l’islam. « L’islam ne serait qu’une hérésie, une déviation du grand tronc judéo-chrétien. C’est une idée qui est restée tout au cours du Moyen Âge. D’ailleurs, penser que l’islam est une déviance permet aux chrétiens de se juger légitimes pour la critiquer, ce qui, à l’époque, est un point de vue normal. »
C’est ensuite l’idée que presque la moitié du monde est «infecté» par l’islam. « Car le monde était alors centré sur la méditerranée et tout ce qu’il y avait autour, alors unifié sous la croix chrétienne. L’apparition de l’islam s’est faite très rapidement, du VII au VIII e siècle, jusqu’à l’Afrique du Nord et l’Espagne », brisant cette unité.
Cette première version du Coran en latin a été la base des futures traductions dans d’autres langues. En 1147, la première traduction directe de l’arabe vers le français, par André Du Ryer, reprendra ainsi l’idée que le Coran n’est pas la parole divine, mais « un livre écrit par Mahomet, et un mauvais plagiat de textes judéo-chrétiens ». Cinq siècles plus tard, une nouvelle traduction du Coran de l’arabe vers le latin par un lettré toscan entretiendra cette condamnation d’un Coran taxé «d’hérésie».
Dante précipitant Mahomet en enfer
Le monde de la littérature s’est aussi emparé de cette croisade contre l’islam. Au XIV e siècle, le poète italien Dante, évoque lui aussi Mahomet en des termes très blasphématoires dans la Divine Comédie . Dans ce célèbre poème, «Mahomet est placé au fin fond de l’enfer, très près de Lucifer, ce qui signifie un péché particulièrement grave. Son péché est celui de semeur de scandale et de schisme. Pour avoir coupé en deux la Méditerranée, Mahomet est donc condamné à être coupé en deux par un diable, perpétuellement».
Guido Bellatti Ceccoli cite un passage du poème (vers 24-27) décrivant Mahomet « crevé du col jusqu’au trou d’où l’on pète. Les boyaux lui pendaient entre les jambes; on voyait la fressure, et l’affreux sac qui change en merde ce que l’homme avale ».
Et même à l’époque contemporaine, le sceau culturel chrétien continuera de s’abattre sur le Coran. Régis Blachère, professeur de langue, a ainsi publié en 1949 un Coran «réorganisé» : « Contrairement au Coran originel, dont les sourates sont publiées dans le sens de leur longueur, des plus longues aux plus courtes, Régis Blachère a essayé de remettre un ordre chronologique aux sourates. » Cette traduction, qui servira de base au sein de la recherche universitaire, avait certes l’ambition de rester le plus proche du texte arabe, mais comporte aussi des passages parfois très éloignés du sens que leur donnaient les exégèses musulmanes.
Tous ces exemples, conclut Guido Bellatti Ceccoli, montrent qu’au fil des siècles, en Occident, le rapport à l’islam a souvent été lié à des interprétations particulièrement orientées. « Mais il ne faut pas les juger moralement, car à l’époque, il était considéré comme juste d’agir de la sorte. » Une chose est sûre, « ces traductions ont eu des conséquences négatives, et aujourd’hui, on devrait revoir cette interprétation du Coran, car elle a donné naissance à des concepts comme celui du clash des civilisations », toujours en vogue dans nos sociétés en perte de repères…
Romain Van Dyck
L’affaire des caricatures de Mahomet
« Sur l’image dans l’Islam, il y a un discours à faire », réagit Guido Bellatti Ceccoli au sujet des caricatures de Mahomet.
« Pour nous qui avons grandi au milieu des crucifix, des images sacrées, c’est normal que la divinité soit humanisée. On est habitués à voir des caricatures du pape, on voit même Jésus dans des pubs pour des sodas. Mais pour un musulman, non. Et il faut essayer de comprendre que l’idée d’une image humaine déjà, est interdite dans la culture musulmane. Donc qu’une caricature négative du prophète, c’est encore plus grave », plaide-t-il.
Ce sujet fait néanmoins débat, d’autres experts estimant que le Coran n’interdit pas la représentation du prophète, ni de l’homme en général, mais plutôt les «idoles» (Sourate V, verset 90).
L’islam, deuxième religion du Luxembourg
Initialement un pays catholique homogène avec une très petite minorité juive et protestante, le Luxembourg a vu son paysage religieux évoluer grâce à l’immigration, rappelle Lucie Waltzer dans le périodique Forum (numéro 325, janvier 2013).
Cette chercheuse travaille sur les musulmans en provenance de l’ex-Yougoslavie résidant au Luxembourg. Or l’arrivée de ces derniers a «marqué une rupture avec l’immigration en provenance du Portugal et de l’Italie, de culture latine et majoritairement catholique».
Car s’il existait déjà de petites communautés musulmanes au Grand-Duché (notamment turque, algérienne, marocaine et pakistanaise), l’arrivée, dans les années 70, d’ouvriers yougoslaves, puis celle, plus massive, de réfugiés des guerres des Balkans dans les années 90, a changé la donne. Dans un premier temps, rappelle la chercheuse, «l’organisation des prières se faisait de manière informelle par des familles musulmanes, qui mettaient à disposition leur domicile». Puis des associations musulmanes et des lieux de culte sont apparus, traduisant l’enracinement progressif de l’islam dans notre société.
Une communauté peu connue et étudiée
Un enracinement qui a été officialisé grâce à la convention signée le 26 janvier 2015 entre l’État et la Shoura, une ASBL qui entend représenter les musulmans et être l’interlocuteur institutionnel de l’État en matière de culte musulman. Avec cette convention, «la Shoura obtient enfin la reconnaissance du culte musulman, à égalité de traitement avec les autres cultes reconnus, au bout d’une lutte de dix-sept années», se réjouissait l’ASBL l’an passé.
Malgré cela, les musulmans «restent de nos jours une communauté peu étudiée et peu connue», note la chercheuse. D’autant qu’il est impossible de quantifier le nombre exact de musulmans, le recensement de l’appartenance religieuse étant interdit au Luxembourg.
Une étude (European Values Study) signale néanmoins une forte progression de la religion musulmane, de 0,7 à 2 % de la population entre 1999 et 2008. Elle est désormais présentée comme la deuxième religion du pays : le vice-président de la Shoura estimait, l’an passé, à 18 000 le nombre de fidèles au Grand-Duché.