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Irina Fedotova : «Vivre en Russie était devenu impossible»


La militante LGBT russe Irina Fedotova a demandé l'asile politique au Luxembourg. (Photo : LQ)

La militante LGBT russe Irina Fedotova a demandé l’asile politique au Luxembourg. Elle fait partie des icônes de la mouvance LGBT en Russie. Le mois dernier, en rentrant chez elle, à Moscou, elle a été sauvagement attaquée par des inconnus.

Le Quotidien : Vous êtes arrivée au Grand-Duché il y a une semaine. Comment vous sentez-vous?

Irina Fedotova : Je suis arrivée à Luxembourg le jeudi 30 août, au matin. Je me sens plutôt en forme. En ce moment, je vis dans un centre de premier accueil pour demandeurs d’asile.

Pouvez-vous revenir sur les évènements qui ont motivé votre choix de quitter la Russie?

Je faisais partie des organisateurs de la Gay Pride 2015 en mai, interdite par la mairie de Moscou. En signe de protestation, nous avions décidé, Nikolaï Alekseïev, l’organisateur, un ami et moi, de rouler en quadricycle, rue Tverskaïa. Mais lorsque nous sommes arrivés à hauteur de la résidence du maire avec le drapeau gay, nous avons été attaqués par des homophobes et la police a tenté de nous arrêter. J’ai réussi à m’échapper en courant, mais Nikolaï Alekseïev et notre ami ont été arrêtés.

Ensuite, qu’avez-vous fait?

La police s’est mise à me rechercher partout. Alors j’ai décidé de me cacher et, en août, j’ai quitté Moscou pour une autre ville. En fait, je suis partie vivre chez ma mère. Sauf qu’un jour la police est venue frapper à la porte. En Russie, l’adresse est marquée sur votre pièce d’identité. Ils voulaient savoir ce que je faisais, où je vivais, quel était mon travail, etc. Ils voulaient surtout que je leur explique ce que j’avais bien pu faire le jour de la Gay Pride. J’avais peur. Je ne savais pas s’ils allaient m’arrêter ou pas. Après avoir répondu à leurs questions, ils sont repartis. Mais j’ai eu très, très peur.

Puis un soir…

Je suis retournée à Moscou et quelques jours après, j’ai été attaquée par deux types qui m’ont passée à tabac. Ils m’avaient surprise alors que je marchais dans une rue pas loin de chez moi, vers onze heures du soir. Ils me criaient dessus en me traitant de « pédé », de « pindos » (NDLR : en russe, terme péjoratif pour désigner les Américains), car je portais mon bracelet arc-en-ciel, ainsi qu’un t-shirt et un blouson avec le drapeau américain dessus.

Vous avez reconnu leurs visages?

Non, tout s’est passé très vite. Il y avait du sang partout sur mon visage. Je ne voyais rien et j’avais mal partout. Plus tard, j’ai reçu des textos et des messages sur les réseaux sociaux qui disaient : « On va te tuer! » Après avoir été battue de la sorte, j’étais inquiète pour ma vie et ma santé. Continuer à vivre en Russie était devenu impossible. Heureusement, j’avais un visa pour me rendre au Luxembourg : Nikolaï Alekseïev et moi, nous avions prévu de visiter l’Europe et le pays en juin. Alors j’ai décidé de partir et de laisser la Russie loin derrière moi. La décision a été vite prise. J’ai acheté un ticket et me voici.

Qu’un demandeur d’asile arrive avec un visa n’est pas courant. Quelle a été la réaction au ministère de l’Immigration à Luxembourg?

Ils avaient l’air complètement dépassés. Ils m’ont regardée en me disant : « Un visa luxembourgeois? Non, ce n’est pas possible. Vraiment? » ( Elle rit )

Saviez-vous que le Luxembourg, comme beaucoup de pays européens, a des liens très étroits avec la Russie, notamment sur le plan économique?

Je n’en savais absolument rien. En tout cas, mes amis m’assurent que tout se passera bien. Les réfugiés avec lesquels je vis en ce moment, qui sont albanais, kosovars, bosniaques, peuvent voyager d’un pays à l’autre, comme des touristes, sans besoin de protection. Mais je sais que ma vie à moi est en danger.

« Le jour où je saurai que je pourrai rester à Luxembourg, je ne vivrai plus que pour moi-même» , affirme l'ancienne activiste.

« Le jour où je saurai que je pourrai rester à Luxembourg, je ne vivrai plus que pour moi-même»,
affirme l’ancienne activiste.

Racontez-nous un peu votre parcours. Vous êtes née à Perm…

J’ai passé toute mon enfance dans la petite ville de Volgodonsk (NDLR : 170 000 habitants), dans la région de Rostov au sud de la Russie. Je me suis toujours sentie mal dans ma peau. Je n’aimais pas avoir l’air traditionnel. En Russie, toutes les femmes doivent être féminines. Mais je me sentais différente, ce qui rend la vie très pénible dans une petite ville. En plus, il est impossible de trouver un partenaire si vous êtes gay. J’avais l’air typiquement lesbienne et les gens ont commencé à m’insulter en permanence.

Alors, je suis partie pour les grandes villes où la vie est plus facile, où il existe des endroits pour rencontrer des hommes gays et des lesbiennes, dans les parcs, n’importe où dans le centre-ville. Mais on s’est souvent fait attaquer par des groupes nationalistes ou homophobes qui sont venus nous taper dessus. J’ai vécu à Rostov-sur-le-Don, à Saint-Pétersbourg, à Sotchi et à Moscou. Et partout on m’a insultée et partout j’ai vu des gays, des lesbiennes se faire attaquer et tabasser. Toute ma vie, je n’ai rien connu d’autre.

Que faisiez-vous pour gagner votre vie?

J’ai travaillé dans des clubs gays. Car une fois que j’ai commencé à m’engager, j’ai dû changer de boulot plusieurs fois, à cause de ma notoriété liée à la Gay Pride. Dès qu’un patron avait vent de mes activités, c’était foutu : il voulait que je m’en aille. Dès que je trouvais du boulot, je le perdais pour en reprendre un autre et ainsi de suite. C’était ça ma vie.

On a toujours décrit les années 90 en Russie comme marquées par une relative liberté…

On peut dire ça comme ça. Une certaine liberté, oui. Mais avec l’arrivée de Poutine, la politique est devenue de plus en plus répressive, notamment avec la loi contre la propagande gay. Il y a dix ans, on a interdit le défilé de la Gay Pride. Tous les rassemblements publics sont illégaux.

Quand a germé en vous l’idée de devenir activiste?

C’était en 2006 : j’étais en train de consulter les nouvelles sur internet, lorsque j’ai entendu parler de la première Gay Pride. J’ai tout de suite compris qu’il fallait absolument que je m’y rende. Je vivais alors à Sotchi où je travaillais dans un club gay comme physionomiste. J’ai tout laissé tomber pour me rendre à Moscou où j’ai rencontré Nikolaï Alekseïev. J’ai été, par la suite, membre pendant dix ans du comité organisateur et participant de la Gay Pride de Moscou.

J’ai pris part à plus de 20 manifestations de rue non autorisées et j’ai été détenue de manière illégale à de nombreuses reprises par la police. J’ai passé de longues heures en détention. J’ai subi de la part de la police des mauvais traitements allant jusqu’à la torture.

La police m’a retenue illégalement au commissariat beaucoup plus longtemps que ne le permet la loi. Ceux que la police maltraite en raison de leur identité ou de leur orientation sexuelle ne reçoivent pas d’eau et n’ont pas le droit d’utiliser les toilettes. Tout cela dans le but de les intimider et d’exercer une pression morale sur eux. En 2009, lorsque la police m’a détenue à l’issue de la Gay Pride de Moscou, on m’a frappée sur les reins avec des matraques en caoutchouc.

2009 est aussi l’année de votre très médiatisée tentative de mariage avec votre fiancée Irina Shipitko, que vous épouserez au Canada, à Toronto, quelques mois plus tard.

Cela a eu lieu dans le cadre d’une campagne en faveur du mariage homosexuel. Ce n’était pas uniquement motivé par le désir de se marier, c’était une campagne en faveur des droits homosexuels. Nous nous sommes présentées au bureau des mariages, mais on a refusé de reconnaître notre relation.

Que devient votre femme?

Nous nous sommes séparées, mais nous ne pouvons pas divorcer, il s’agit d’une séparation informelle.

Mais, avant cela, vous étiez bien en couple?

Nous étions ensemble jusqu’à il y a six ans. Mais il est très difficile d’être épouse et activiste gay à la fois ( elle rit ). C’est très compliqué, d’un point de vue matériel, mais aussi en public. C’est une vie qui ne lui convenait pas. No money, no honey (NDLR : pas d’argent, pas de chérie).

En novembre 2012, vous avez déposé une plainte auprès du Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève. Auparavant, un tribunal russe vous avait condamnée pour avoir manifesté contre la loi antipropagande gay. Cette dernière interdit même d’informer ou d’aider les mineurs.

En effet. Après avoir reçu ma plainte, le Conseil des Nations unies a ordonné à la Russie de me verser une compensation morale. Le tribunal russe devant lequel nous nous sommes présentés a décidé de me verser 8 000 roubles (environ 100 euros). Mais Nikolaï Alekseïev a fait appel pour réclamer davantage. Là-dessus, le tribunal a décidé que je ne recevrais rien. Je me demande d’ailleurs si les Nations unies sont au courant. Pour le gouvernement russe, il n’y a pas d’homosexuels en Russie. Ils ne pensent tout simplement pas à eux.

Pensez-vous retourner un jour en Russie?

Non, jamais (NDLR : mot prononcé en français, alors que l’interview a été menée en anglais). Ils me tueraient.

Est-ce que votre pays vous manque parfois?

Non, du tout. Je fais partie de l’opposition. Je suis contre Poutine. Je suis engagée politiquement et je soutiens les rassemblements anti-Poutine. Même les anti-anti-Poutine veulent ma peau.

Dans une déclaration, Nikolaï Alekseïev a loué vos efforts au service de la défense des droits LGBT en Russie et a dit comprendre votre décision de vouloir quitter le pays, la pression étant simplement devenue trop grande. Comptez-vous néanmoins poursuivre votre engagement depuis l’Europe?

Pour en arriver à quoi? À quoi bon? Le jour où je saurai que je peux rester à Luxembourg, je ne vivrai plus que pour moi-même. La lutte pour la cause LGBT représente beaucoup d’années de ma vie. Mais il n’y a jamais eu de résultats. Au lieu de cela, les choses n’ont cessé d’empirer en Russie. J’aurais pu continuer à essayer de lutter, mais la situation était devenue très dangereuse pour moi.

En attendant, que devient la jeune génération?

Dans la situation actuelle où ils assistent au départ de tous les activistes, leur vie est devenue très compliquée. Ils deviendront peut-être activistes à leur tour, à moins qu’ils ne se ferment sur eux-mêmes…

Est-ce que cette évolution continue de vous peiner?

Là, je me sens libérée. Voilà ce que je ressens.

Quels sont vos plans pour l’avenir?

Je veux devenir « lëtzebuergesch » ( elle rit ). Je ne veux pas rester russe tout ma vie.

Frédéric Braun

Repères

Irina Fedotova est née en 1973 à Perm (Volga), ville située à 1 493 km à l’est de Moscou. Sa demande de protection internationale est la première du genre au Luxembourg.

21 décembre 1991. Mikhaïl Gorbatchev dissout le Parti communiste de l’Union soviétique. L’URSS s’effondre. Vladimir Poutine, un ancien du KGB, est porté à la présidence en 2000.

2011-2013. Sous l’impulsion de Vitali Milonov, membre de l’Assemblée législative de Saint-Pétersbourg, création de la «loi pour la protection des mineurs contre la propagande de relations sexuelles non traditionnelles» qui sera adoptée par onze autres régions, de même que par Moscou et Kaliningrad. Cette loi qui, dans certaines variantes, assimile homosexualité et pédophilie, est confirmée par la Cour suprême de Russie en 2012.

30 juin 2013. Le président Poutine signe la loi antipropagande gay qui devient loi fédérale. Par ailleurs, l’État russe ne reconnaît pas les unions homosexuelles et, en 2013, interdit l’adoption d’enfants aux couples homosexuels étrangers.

Un climat homophobe. Selon le journaliste américain d’origine francorusse Vladimir Posner, l’Église orthodoxe russe doit être considérée comme une des principales sources d’homophobie en Russie. Depuis la loi antipropagande gay, le taux de violence à l’encontre des LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) est en continuelle augmentation.