Roger Spautz, membre fondateur de Greenpeace Luxembourg, déplore que les mises en garde lancées dès les années 90 sur les dangers du changement climatique soient restées sans réponse. Après 50 ans d’existence, le combat de l’ONG est loin d’être terminé.
Le Grand-Duché est aujourd’hui l’un des 55 pays qui accueillent un bureau de Greenpeace. Tout a débuté le 15 septembre 1971 avec une première action coup-de-poing pour s’opposer aux essais nucléaires en Alaska. Au fil des 50 dernières années, l’ONG a engrangé de nombreux succès contre des multinationales et des États réticents à mieux protéger l’environnement. En 1984, Roger Spautz a rejoint le mouvement. En tant que membre fondateur de Greenpeace Luxembourg, ce militant de la première heure revient sur une histoire riche en rebondissements.
Fondée en 1971, Greenpeace s’est implantée en 1984 au Grand-Duché. Quel a été le contexte dans lequel le bureau au Luxembourg a vu le jour ?
Roger Spautz : Nous étions un tout petit groupe de personnes qui étaient engagées dans d’autres mouvements. J’avais 22 ans à l’époque. Lorsque j’ai découvert Greenpeace et son mode de fonctionnement, cela m’a tout de suite intéressé et je me suis dit qu’il s’agissait peut-être du bon chemin pour réussir à faire entendre nos revendications.
L’acte fondateur de Greenpeace a été en 1971 une première action pour empêcher des essais nucléaires menés par les États-Unis au large de l’Alaska. Les images ont fait sensation à travers le monde. Comment avez-vous vécu les débuts de Greenpeace ?
J’étais encore trop jeune pour vivre de près l’action en Alaska. Par contre, les actions qui ont été menées dans les années 80 me restent en bonne mémoire. Il faut rappeler que la couverture médiatique était très limitée à l’époque. Les reportages télévisés ou articles de presse sur les actions de Greenpeace étaient peu fréquents. Il s’agissait d’une raison de plus pour partir documenter des dégradations de l’environnement dans des endroits peu médiatisés.
L’action de Greenpeace se caractérise par sa grande diversité. Quelles ont été les thématiques dominantes lors des débuts de l’ONG ?
Dans les années 80, la lutte contre les essais nucléaires, la chasse à la baleine et la chasse aux phoques ou le déversement illégal de déchets toxiques en mer ont figuré parmi les principaux champs d’action. La pollution de l’air, les pluies acides et la destruction de la couche d’ozone sont venues s’y ajouter à la fin des années 80 et au début des années 90. Le changement climatique a commencé à être thématisé dans les années 90. Les premières mises en garde ont été lancées sans que cela ait suscité une réaction particulière du camp politique ou de l’industrie.
Comment expliquer cette absence de réaction ?
Le changement climatique est quelque chose de complexe. La consommation d’énergie, la mobilité, le logement, l’agriculture, la protection des océans ou encore la destruction de la forêt tropicale entrent en jeu. Cela a été différent avec la lutte contre la destruction de la couche d’ozone. Ici aussi, politiques et industriels étaient réticents au départ, mais au bout de plusieurs années de tractations, le protocole de Montréal interdisant les substances détruisant l’ozone, dont les chlorofluorocarbures (NDLR : abrégée CFC en français ou FCKW en allemand), a été signé en 1987 sous l’égide de l’ONU. Le fait que seuls deux secteurs étaient concernés par ces substances (NDLR : entre autres les producteurs de réfrigérateurs) a probablement facilité la donne.
Le grand public retient surtout les actions spectaculaires menées par les militants de Greenpeace. Quelle est la stratégie qui se trouve derrière ces coups d’éclat ?
Le travail de fond sur un dossier se trouve toujours au début d’une campagne. Les actions sont plutôt à considérer comme dernier moyen, soit pour attirer l’attention sur un problème, soit pour faire barrage à une pratique qui détruit l’environnement. Le feu d’artifice tiré en 2017 sur le site de la centrale nucléaire de Cattenom a fait suite à une étude approfondie des risques qui planent sur les installations. Au départ, il n’y a pas vraiment eu de réactions à cette étude. Il a fallu attendre ce coup d’éclat pour voir la création d’une commission d’enquête parlementaire en France.
Une des grandes valeurs défendues par Greenpeace est la non-violence. Vos militants sont toutefois fréquemment la cible d’une riposte très brutale. Comment expliquer ces attaques?
L’exemple le plus marquant a été l’attentat perpétré en 1985 contre notre navire, le Rainbow Warrior, dans lequel Fernando Pereira, photographe et militant de Greenpeace, a trouvé la mort. On s’est rendu compte à quel point un État ou une multinationale sont disposés à défendre leurs intérêts.
Quelles ont été les actions marquantes menées par Greenpeace Luxembourg ?
On a participé à plusieurs reprises à des actions menées à Cattenom. Pendant plusieurs années, nous avons aussi orchestré des actions contre DuPont de Nemours pour les contraindre à renoncer à l’emploi de CFC dans la production du Tyvek. Cet engagement a été couronné de succès avec le remplacement du CFC par une substance non nuisible pour la couche d’ozone. Le blocage en 2002 de toutes les stations d’essence Esso fut un autre coup d’éclat. Notre action était motivée par la pression exercée par Exxon Mobile, dont Esso est une filiale, pour faire capoter les négociations visant à lutter contre le changement climatique. La lutte contre la construction de ligne à haute tension de Sotel et l’usine à gaz de Twinerg sont d’autres exemples.
Le blocage des stations d’Esso a valu des poursuites en justice à Greenpeace et aux militants engagés. Ce genre de représailles fait-il tout simplement partie du risque du métier ?
Nos actions sont toujours très bien préparées. Le risque sur le plan juridique, que ce soient des amendes ou des peines de prison, est bien connu. Chaque militant doit décider s’il est prêt à participer à une action qui risque d’avoir des conséquences juridiques.
Est-ce que certaines de vos actions ne dépassent pas les bornes ? On peut citer en exemple le militant qui a failli être abattu en plein vol par la police avant de s’écraser avec son ULM sur une tribune du stade de Munich.
Cette action a fait l’objet d’un important débat en interne. Selon ma mémoire, il s’agit toutefois d’une des seules actions qui a dérapé à ce point. Un contre-exemple est l’intrusion de 34 militants de Greenpace à la centrale nucléaire de Tricastin. Le tribunal de Valence a fini par leur infliger une simple amende de 300 euros. Le plus étonnant a été le réquisitoire du procureur qui a estimé que les militants ont raison de se poser des questions sérieuses sur le vieillissement du parc nucléaire français.
L’anniversaire de Greenpeace est aussi placé sous le slogan de « 50 ans de victoires ». Au-delà de l’exemple de DuPont de Nemours, cité plus haut, quels ont été les succès signés par le bureau luxembourgeois ?
L’interdiction de la culture d’OGM (NDLR : organismes génétiquement modifiés), datant de 2009, est à mettre en avant. L’introduction de l’électricité verte au Luxembourg, dans la foulée de la libéralisation du marché de l’électricité, à la fin des années 90, est aussi liée à une campagne menée par Greenpeace. Une des premières actions de notre bureau a concerné l’introduction de l’essence sans plomb. Et puis, il ne faut pas oublier que beaucoup travail a aussi une finalité supranationale. Le dialogue que nous menons avec différents ministères vise à influencer la position que le gouvernement adopte lors de rendez-vous européens et internationaux. Dans le meilleur des cas, des alliances peuvent être conclues avec d’autres pays où le travail de Greenpeace a également permis de faire bouger les lignes.
Le travail politique n’a cependant pas encore permis de fermer la centrale de Cattenom. Une grande déception pour vous ?
Je ne compte pas abandonner. Le gouvernement luxembourgeois continue à faire pression sur le gouvernement français. Pour éviter la prolongation de la durée d’exploitation de la centrale, il faut agir sur le plan politique et, le cas échéant, devant la justice.
Depuis la création de Greenpeace, les partis écologistes n’ont cessé de gagner en popularité. Au fil des années, ils ont réussi à intégrer des gouvernements un peu partout en Europe. Est-ce que cette vague verte a aidé ou freiné Greenpeace dans son action ?
Exception faite de partis extrémistes, nous travaillons avec tous les partis, sans toutefois abandonner notre principe d’indépendance politique. Au Luxembourg, des plus grandes affinités peuvent exister avec déi gréng, mais nous échangeons tout aussi bien avec un LSAP, un DP ou un CSV. Notre mission est de mettre la pression sur les partis qui forment le gouvernement et de les amener à prendre les bonnes décisions.
Le gouvernement ne cesse de mettre en avant ses ambitieux objectifs pour lutter contre le changement climatique. Quelle est votre appréciation du plan Climat ?
Le plan du Luxembourg n’est pas assez ambitieux. Certes, des objectifs chiffrés élevés ont été fixés. Des experts mandatés par Greenpeace ont toutefois déjà souligné il y a 20 ans que le changement climatique allait devenir une menace réelle. Très peu de choses ont été entreprises. Les investissements réalisés il y a 20 ans dans l’énergie fossile étaient une erreur. Il aurait fallu investir davantage dans les énergies renouvelables. Les objectifs que nous cherchons à atteindre aujourd’hui auraient déjà pu être accomplis plus tôt. L’addition aurait aussi été moins salée. Désormais, il est minuit moins une pour la planète et seul un changement radical permettra d’inverser la vapeur.
Un mouvement de jeunes (pour le climat) a un peu manqué ces 10 ou 20 dernières années
Cet attentisme est-il dû à un manque de courage politique ou à une trop grande influence de l’industrie ?
L’industrie a encore trop de pouvoir. Des groupes pétroliers annoncent aujourd’hui vouloir sortir de l’énergie fossile, mais pas avant 30 ans. C’est bien trop tard ! Par contre, je me rappelle l’industrie automobile qui a longtemps affirmé qu’il serait impossible de construire un véhicule qui consomme moins de 5 litres sur 100 km. Avec l’arrivée de réglementations décidées par les politiques, des moteurs moins gourmands ont soudainement fait leur apparition…
La répétition des phénomènes météorologiques extrêmes peut-elle contribuer à faire augmenter la conscience de la population sur l’urgence climatique ?
Malheureusement, il a fallu attendre ce genre de catastrophes naturelles pour que le grand public se rende compte du besoin de changer notre style de vie. Auparavant, le changement climatique a certes été thématisé, mais personne au Luxembourg n’était encore touché par des graves inondations. Maintenant, on sait qu’il y a un problème.
En 2019, le mouvement des jeunes pour le climat a pris une ampleur mondiale. Ces adolescents seront-ils ceux qui vont pouvoir assurer la relève dans des ONG comme Greenpeace ?
Il est très important que la jeune génération s’engage, car c’est son avenir qui est en jeu. Un tel mouvement a peut-être un peu manqué ces 10 ou 20 dernières années. Désormais, le travail de sensibilisation mené par la jeune génération devient complémentaire au travail mené par des ONG comme Greenpeace.
Allez-vous soutenir la prochaine grève du climat, prévue vendredi ?
Il existe des contacts réguliers avec Youth for Climate Luxembourg. Nous avons déjà soutenu les manifestations organisées courant 2019. Et s’il existe un besoin de soutien logistique, Greenpeace se trouve bien entendu à la disposition des jeunes.
La conférence mondiale sur le climat (COP) prévue en fin d’année en Écosse est annoncée comme rendez-vous de la toute dernière chance. Quelles sont les attentes de Greenpeace ?
Les COP successives ont toujours eu le plus grand mal à trouver un dénominateur commun. Trop souvent, les différents pays se contentent de défendre leurs propres intérêts. La Pologne, qui défend bec et ongles son industrie du charbon, est un exemple. La tendance à placer son intérêt particulier au-dessus de l’intérêt commun va encore dominer la prochaine COP. Il faut espérer que le retour des États-Unis dans l’accord de Paris va pouvoir créer une nouvelle dynamique.
Entretien avec David Marques