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Denis Scuto : « Le mot identité remplace l’ancien terme de race »


Avec les discours populistes, "l'objectif est de créer un clivage artificiel entre 'nous' et 'eux' ", analyse Denis Scuto, (photo Alain Rischard)

Le débat électoral se polarise autour de l’idée d’une «identité» qui serait en péril face à l’afflux d’étrangers. Une hypocrisie pour l’historien Denis Scuto, enseignant et chercheur à l’université du Luxembourg, qui rappelle que le pays s’est développé grâce à l’immigration.

Les partis d’extrême droite alimentent leur discours avec une identité nationale qu’il conviendrait de sauver. Que doit-on entendre derrière le mot identité ?

Denis Scuto : Ce mot a déjà une certaine histoire et il remplace le mot race qu’on ne pouvait plus employer dans l’espace public après la Seconde Guerre mondiale. Quand les populistes disent « notre identité nationale est menacée », le mot identité remplace l’ancien terme de race. L’objectif est le même : créer un clivage artificiel entre « nous » et « eux ». Ce discours se limite à un seul aspect de l’identité des personnes : l’identité nationale. Ce qui est important pour moi, c’est la multiplicité de nos identités.

Si je prends ma propre personne, j’ai une identité nationale qui est être luxembourgeois. J’ai une identité sexuée, c’est-à-dire que je suis un homme. Au-delà du national, je suis européen, donc une identité qui déplace le national. J’ai une identité linguistique plurilingue : le luxembourgeois est ma langue maternelle mais je parle aussi français, italien, allemand et anglais. Mais ce n’est pas tout : j’ai aussi une identité religieuse, celle d’être athée; une identité professionnelle qui est d’être enseignant-chercheur et chroniqueur. Je peux poursuivre par mon identité régionale, celle d’un habitant du bassin minier. Et pour finir, j’ai une identité sportive comme ancien footballeur et cycliste du dimanche…

Cela fait beaucoup, mais cette complexité n’apparaît pas dans le discours politique.

Nous vivons dans des sociétés habitées par des gens aux identités multiples. Et leurs affiliations identitaires peuvent changer. À côté de l’équipe nationale de foot du Luxembourg, j’étais supporter de la Nationalmannschaft allemande en 1974 (j’avais dix ans) mais ensuite de la Squadra azzurra. On peut aussi, au cours de sa vie, donner une importance plus ou moins grande à son identité professionnelle ou religieuse. Mais le monde politique nous renvoie à la seule identité nationale. Et ça fonctionne depuis longtemps, comme l’a déjà montré la Première Guerre mondiale. Ce n’est pas l’identité sociale qui dominait puisque ce sont des ouvriers de nationalités différentes qui se sont tiré dessus.

Et dans quel sens doit-on entendre le mot nation dans ces discours ?

Du point de vue de l’historien, la nation est également difficile à définir. Les définitions sont toujours politiques. Il n’y a aucune définition scientifique. Il n’y a aucune définition de la nation allemande, française ou luxembourgeoise qui tienne la route. Nous vivons dans un monde d’identités plurielles du point de vue des individus, mais aussi dans un monde totalement internationalisé : la musique que nous écoutons, les films que nous regardons ne sont pas seulement luxembourgeois.

Pourtant, dans la sphère politique, tout reste largement national. Et c’est d’autant plus visible en période électorale. Ceux qui ont la nationalité ont aussi le droit de vote et c’est cet élément de leur identité que l’on veut caresser dans le sens du poil. La nation fait partie de l’identité, mais aucune personne ne se résume à cela.

Pourquoi ce discours identitaire semble prendre au Luxembourg, y compris dans des partis réputés progressistes ?

Je crois qu’on a vécu avec l’illusion que la défaite du fascisme, du national-socialisme, marquait la fin de l’extrême droite. Mais on voit qu’elle est de nouveau très présente, remporte des succès avec un langage anti-européen, condamnant tout ce qui met en cause le national, tout ce qui est immigration non européenne en désignant comme boucs émissaires les gens au plus bas sur l’échelle sociale, les plus faibles, comme les réfugiés, ou alors ceux qui sont tout en haut, les « élites ». Ce discours marche très bien à l’étranger, on comprend moins pourquoi au Luxembourg.

Alors que les choses vont plutôt mieux ici que dans d’autres pays…

À l’étranger, il y a des pays qui sont confrontés à des taux de chômage élevés, notamment chez les jeunes, des conditions sociales qui n’ont rien à voir avec ce qu’elles sont au Luxembourg, le pays avec un des meilleurs systèmes de sécurité sociale au monde, une croissance économique énorme, des créations d’emplois à la fois pour les résidents et les frontaliers. La situation matérielle est relativement bonne et pourtant il y a ce discours populiste qui joue sur le psychologique, les menaces, les dangers futurs, les peurs.

Des affiches lors de la campagne du référendum de 2015. D'abord favorable au droit de vote des étrangers, le CSV ne l'a plus soutenu après 2013, une fois qu'il était dans l'opposition (Photo: Isabella Finzi)

Des affiches lors de la campagne du référendum de 2015. D’abord favorable au droit de vote des étrangers, le CSV ne l’a plus soutenu après 2013, une fois qu’il était dans l’opposition (Photo: Isabella Finzi)

Le résultat du référendum de 2015 incite-t-il les partis à jouer la carte du repli national, quand bien même les 82 % d’électeurs du « non » ne sont pas tous de furieux nationalistes ?

Oui, mais c’est malheureusement ainsi que ça a été interprété par certains. Ce qu’on n’a pas réalisé, c’est que ce projet de « suffrage pour tous » était une idée très en avance sur son temps. Ça n’existe nulle part en Europe. C’est bien une des premières fois où le Luxembourg aurait été en avance sur son temps. L’idée avait germé il y a plusieurs années et il y avait même un large consensus au sein des partis politiques pour l’adopter sans référendum. Mais quand le gouvernement a changé en 2013, le CSV, dans l’opposition, n’a plus voulu le soutenir et le nouveau gouvernement a cru qu’en faisant un référendum, ça allait passer.

Pourquoi cette erreur d’appréciation ?

Parce que les hommes politiques et les dirigeants économiques évoluent dans un monde international. Ils partagent les valeurs de ce monde et comme il y a un grand ethnocentrisme politique de ces dirigeants, ils ont cru que tout le monde pensait comme eux. Mais tout le monde n’opère pas dans ces sphères internationales. Ou alors le vit autrement.

Le référendum était soutenu par le monde des affaires dont l’internationalisme n’est pas celui de la solidarité et de l’humanisme des années 70…

Ce n’est pas un hasard si la Chambre de commerce était en faveur de ce droit de vote. Mais pour certains, il y a une identification de cet internationalisme avec la mondialisation et les peurs qui vont avec. Il est vrai qu’on est très loin des années 70 et de l’idée de solidarité internationale. L’historien Gilbert Trausch m’a justement d’ailleurs une fois raconté qu’en 1970 il avait participé à un colloque où les discours étaient très internationalistes. Mais son mentor, Jean-Baptiste Duroselle, un historien des relations internationales, l’avait alors déjà prévenu : « Ce n’est pas l’internationalisme qui est la force du XXe siècle, c’est le nationalisme. » Il avait raison. Plus il y a de mondialisation, plus certaines catégories de la population la refusent et veulent revenir à leur cocon national. Même à gauche, on retrouve ce nationalisme car des systèmes sociaux nationaux sont pour eux en danger.

Et les nationalistes exploitent ces rejets…

L’avantage des populistes est qu’ils exploitent toutes sortes d’insatisfactions. Si elles ne sont pas salariales, c’est le futur des logements, le trafic routier. Il y a toujours des motifs d’insatisfaction. Le résultat du référendum a banalisé un certain discours avec des gens qui affirment désormais qu’ils sont la « majorité silencieuse ». Il faudra voir si au Luxembourg le national-populisme, c’est-à-dire l’ADR, profite de ce mouvement international et si la stratégie de certains partis de reprendre les thèmes des populistes est une bonne stratégie.

La plupart des partis disent vouloir maîtriser la croissance pour sauver la qualité de vie des habitants du pays. Mais leurs programmes ne vont pas vraiment dans ce sens ?

Tout discours populiste est hypocrite. On le voit avec ce sujet de la croissance. Tous les programmes électoraux tendent vers plus de croissance. Les hommes politiques qui disent qu’ils vont modérer la croissance sont des menteurs. Cela vaut aussi pour l’ADR alors que tout ce qu’ils contestent est lié à cette croissance. Mais qui a lancé ce débat ? C’est Claude Wiseler en 2016. Historiquement, le CSV a toujours joué un peu le rôle de canaliser le vote d’extrême droite, mais en jouant parfois au pyromane. À défaut de chercher des boucs émissaires pour la crise, on invente aujourd’hui au Luxembourg une surpopulation à cause de la croissance pour de nouveau désigner « l’autre », comme les nouveaux arrivants ou les frontaliers, comme boucs émissaires. Aux élections, on verra bien si le CSV arrive toujours à canaliser ces voix ou si l’ADR va en profiter. Les prochaines semaines risquent d’être propices à la surenchère.

«Le contrôle des migrations est un fantasme. Dire le contraire, c'est leurrer l'opinion publique. Malheureusement le monde politique ne contre pas ce discours, mais le reprend à son compte.» (Photo : Alain Rischard)

«Le contrôle des migrations est un fantasme. Dire le contraire, c’est leurrer l’opinion publique. Malheureusement le monde politique ne contre pas ce discours, mais le reprend à son compte.» (Photo : Alain Rischard)

À chaque crise économique, les politiques veulent stopper l’immigration. Dans les années 70, après le premier choc pétrolier, des gouvernements européens voulaient une immigration zéro. Mais cela n’a jamais fonctionné ?

La politique de l’immigration zéro n’a réussi ni en France ni en Allemagne. Et l’on voit bien aujourd’hui que malgré le tournant sécuritaire pris dans la politique de l’asile, les gens viennent quand même. Les migrations sont la réalité du monde d’aujourd’hui et de demain parce qu’elles constituent une nécessité économique et sociale. Ces migrations débouchent sur la stabilisation de fortes populations de résidence au Luxembourg, en Europe, aux États-Unis, malgré des politiques restrictives et dissuasives. Les politiques migratoires des États ont peu d’impact parce que les migrations se font avant tout, hier, aujourd’hui et demain, par des réseaux privés, les familles, les amis, ceux qui sont déjà là, etc.

C’est donc une illusion ?

Le contrôle des migrations est un fantasme. Dire le contraire, c’est leurrer l’opinion publique. Malheureusement le monde politique ne contre pas ce discours, mais le reprend à son compte. C’était la même chose dans les années trente avec le discours sur la « surpopulation », la « Überfremdung », avec le résultat que ces idées ont migré de l’extrême droite vers le centre. Ces propos sont banalisés, repris par des partis qui devraient au contraire lutter contre.
La question serait-elle dès lors d’organiser au mieux l’accueil et l’intégration des migrants?
L’immigration et l’intégration se font toujours de la même façon depuis 100 ans. Il y a une première génération où les gens restent entre eux parce qu’ils ont besoin de l’appui et des structures que leur offre leur communauté. Et puis à partir des deuxième et troisième générations, ceux qui restent s’intègrent dans la société. Mais, à chaque fois, les nationalistes vont vous dire que l’intégration a bien marché autrefois, mais ne marche plus aujourd’hui : « Oui les Italiens sont bien intégrés, mais les Portugais… » Puis on se rend compte que les Portugais s’intègrent bien et on dit : « Oui, les Portugais sont bien intégrés, mais le problème c’est les musulmans. » Ce discours marche à chaque fois… L’ADR n’attaque pas les Italiens ni les Portugais ici au Luxembourg, il s’en prend aux réfugiés ou aux nouveaux venus qui pratiquent une autre religion, l’islam. Maintenant que les descendants des Italiens et des Portugais sont entrés dans le cercle des électeurs, on cible ceux qui sont en dehors du cercle comme les réfugiés ou les frontaliers…

Que l’on rend responsables de tout et n’importe quoi comme les problèmes de logement et de circulation ?

Ces deux problèmes sont la conséquence d’un boom économique exceptionnel depuis les années 1980, mais aussi d’un manque de planification politique. Depuis les années 80, les communes sont remboursées à 75 % de la construction de logements sociaux. Pourquoi n’en ont-elles pas construit davantage? Moi j’ai grandi dans des logements sociaux de la commune d’Esch-sur-Alzette qui était depuis la Première Guerre mondiale un grand acteur dans ce domaine. Les logements sociaux représentaient un des socles du système social du pays et contribuaient à la cohésion sociale. Mais depuis les années 80 et le boom économique presque ininterrompu au Luxembourg, on a mis cette politique publique en veilleuse. Quant au transport, il faut rappeler qu’il y a 20 ans, il devait y avoir un tram, couplé à un système national de transports publics. Face aux résistances diverses, on a remis ce projet aux calendes grecques. Finalement, on a pris 20 ans de retard. Les problèmes de trafic et de logement sont liés à des décisions politiques qui n’ont pas été prises il y a des décennies par manque de visions à long terme. Les partis ne le disent pas parce qu’ils sont tous concernés. Au lieu de privilégier une vision à long terme, on préfère caresser l’élément national de l’identité des électeurs et électrices dans le sens du poil. On verra le résultat.

Entretien avec Fabien Grasser