La Fédération des industriels luxembourgeois (Fedil) et son directeur René Winkin se disent pleinement conscients de la complexité, mais aussi de l’importance, du virage énergétique qui attend le secteur. L’État est appelé à la rescousse pour relever ce défi.
Les 670 membres de la Fedil représentent 95 % de la production industrielle au Luxembourg. Le secteur est appelé à réduire pour 2030 son empreinte carbone de 52 % par rapport à 2019. Les obstacles technologiques et financiers sont importants.
René Winkin, dans son rôle de porte-parole de l’industrie luxembourgeoise, souligne toutefois que le secteur aborde le défi climatique en affichant une «attitude positive». Une réponse politique au catalogue de mesures, dévoilées mercredi, est désormais attendue de pied ferme.
Le 24 septembre, les jeunes ont une nouvelle fois battu le pavé pour dénoncer l’inaction politique en termes de lutte contre le changement climatique. Quel regard jetez-vous en tant que fédération des industriels sur ce mouvement?
René Winkin : L’engagement des jeunes en général est vu d’un œil positif, car ce sont souvent ceux qui se retrouvent en tête de tels mouvements qui vont occuper à terme des postes à responsabilité, peu importe le domaine d’activité. Le changement climatique en lui-même est une thématique qui est dans l’air du temps.
Il faut savoir que la politique climatique et la transition énergétique ne vont pas pouvoir se faire sans heurts. Il est donc important de sensibiliser la population, mais aussi les entreprises, afin que personne ne lâche prise. Le défi qui nous attend est tout sauf évident et on risque de vivre des moments difficiles.
L’industrie est souvent considérée comme un secteur qui freine les efforts pour lutter contre le changement climatique. À tort ou à raison?
Ce qui a changé dans le domaine de l’industrie – et pas seulement depuis hier – est que la thématique du changement climatique est prise au sérieux. Les entreprises veulent aller de l’avant et il est de notre devoir de souligner que tout le monde tire sur la même corde.
Ce qui est par contre toujours vrai est que le processus de transformation qui attend l’industrie est très compliqué. Personne ne jubile si on lui impose de réduire de moitié ses émissions de CO2. Nous abordons toutefois ce défi avec une attitude positive.
On entend souvent dire que le Luxembourg et même l’UE ne pèsent pas suffisamment pour inverser la vapeur, peu importe les efforts qui sont fournis. Ce genre d’argumentation est-il valable?
Le Premier ministre a récemment comparé le Luxembourg à un grain de riz dans la lutte contre le changement climatique. Il est évident que le Grand-Duché est un acteur minuscule. L’UE devient aussi de plus en plus petite à l’échelle planétaire. La conclusion ne peut toutefois pas être que nous ne devons pas agir. L’Europe s’est engagée sur cette voie ambitieuse et compte convaincre les autres acteurs à en faire de même.
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Si jamais personne ne bouge – ce qui n’est pas le cas –, il faudrait se poser la question de combien de temps l’on pourrait encore tenir cette cadence, sur le plan climatique, mais aussi en ce qui concerne la compétitivité, l’emploi et le social.
En attendant, le plus important est de remplir pleinement ce rôle de précurseur et de démontrer qu’il existe des opportunités si l’on s’engage sur cette voie, sans devoir démanteler l’industrie ou provoquer une casse sociale.
Est-ce qu’il existe encore assez de marge pour éviter des mesures radicales?
On peut interdire des choses comme cela est par exemple annoncé pour le moteur essence et diesel. Le système d’échange de quotas d’émission équivaut, lui aussi, à une interdiction. Ensuite, on arrive dans un cadre moins restrictif où un État s’engage à réduire de 55 % ses émissions. Il est bien de définir des objectifs de réduction de CO2 à l’échelle nationale. Ce qui manque encore est la responsabilisation plus ciblée des différents acteurs. Cela va nécessiter d’importantes mesures d’accompagnement.
Mais en évoquant la radicalité, n’aurait-il pas fallu se montrer plus pressant pour accélérer la production d’énergie verte ? Dans cet ordre d’idées, et même si elle peut se justifier, la sortie conjuguée de l’énergie nucléaire et du charbon est-elle bien heureuse ? La hausse actuelle des prix du gaz et du carburant est une conséquence de ce déséquilibre.
L’échange de quotas n’est cependant pas dénué de critiques. S’agit-il vraiment du bon outil pour réduire l’empreinte carbone?
Il faut faire la distinction entre différents systèmes. Les quotas imposés aux entreprises par l’UE font l’objet d’une négociation financière. Ce mécanisme n’a pas été inventé par les entreprises. Il n’y a donc pas lieu de le critiquer outre mesure. Ensuite, il existe l’échange d’émissions entre États membres, où l’industrie n’intervient nullement. Finalement, on a affaire aux quotas accordés aux différents secteurs d’activité.
Plus concrètement, la Commission européenne propose de soumettre les secteurs du transport routier et des bâtiments à un nouveau système de négoce de quotas. Ainsi, un pétrolier devrait disposer de quotas pour la vente de chaque litre de carburant ou de mazout. En cas de pénurie de quotas d’émission due à une décarbonisation trop lente des secteurs en question, le prix du CO2 pourrait augmenter à 100 euros par tonne et plus encore.
Mais, d’un autre côté, cela pourrait avoir pour effet, comme c’est le cas dans l’industrie, d’inciter le pétrolier ou le consommateur à miser sur l’électricité, le biocarburant ou l’hydrogène.
Cela peut sembler encore loin, mais 2030 va arriver très rapidement. Les huit ans restants seront-ils suffisants pour atteindre le cap fixé?
Dans le domaine des quotas, l’objectif est encore plus important avec une réduction de 61 % des émissions. Néanmoins, il s’agit du domaine où il est le plus probable que le cap soit atteint, car le chemin pour y arriver est clairement défini. Les quotas disponibles vont graduellement diminuer au fil des ans et on sait où l’on va atterrir.
Pour ce qui est des 52 % de réduction globale du CO2 dans le secteur de l’industrie, nous ne disposons toutefois pas encore des instruments et mesures d’accompagnement nécessaires pour mettre en œuvre la transformation.
En l’état actuel des choses, le potentiel de réduction des émissions de nos 30 ou 40 plus grandes entreprises n’est que de 20 %. Pour atteindre les 80 autres pour cent, il ne suffira pas de miser sur des mesures superficielles.
La Fedil évoque des obstacles commerciaux et technologiques qui risquent de mettre en péril la vision nationale de la décarbonisation. Quels sont les principaux leviers à activer pour avancer?
Il existe, d’un côté, des mesures qui n’impliquent pas de chamboulement majeur pour une entreprise. On parle ici de miser sur une augmentation de l’efficacité énergétique ou des substitutions de formes d’énergie, en remplaçant par exemple le mazout ou le gaz par de la biomasse. On suppose que de telles mesures vont permettre une réduction des émissions de l’ordre de 15 à 25 %.
Au mieux, trois quarts du chemin restent donc encore à parcourir en passant par des mesures plus incisives qui, actuellement, ne se justifient ni d’un point de vue technologique ni d’un point de vue commercial. Il nous faut donc des leviers pour inciter les entreprises à renoncer à l’énergie fossile. Nous proposons ainsi de rendre la taxe sur le CO2 progressive pour l’industrie en nous basant sur 2019 comme année de référence.
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L’idée est de ne pas taxer la première moitié des émissions, mais de doubler la taxation sur la deuxième tranche. Un tel mécanisme peut amener les entreprises à faire des efforts supplémentaires. Ensuite, il faut que notre gouvernement intervienne à l’échelle de l’UE pour rendre plus souple le cadre réglementaire sur les aides d’État qu’un pays peut accorder. Une partie des investissements à produire par le secteur doivent être soutenus financièrement par la main publique.
La seule électrification peut-elle permettre de sauver la mise?
À terme, l’électrification est uniquement sensée si l’on peut bénéficier d’un approvisionnement fiable en énergies renouvelables, d’autant plus que l’on incite un peu tout le monde à se diriger vers l’électricité pour réduire l’empreinte carbone.
Si le gouvernement pense disposer de meilleures solutions, qu’il les mette sur la table
L’électricité doit aussi faire l’objet de déductions fiscales afin de garantir un accès équitable à cette source énergétique.
Est-ce que vous avez déjà échangé avec le gouvernement sur votre catalogue de propositions, présenté mercredi?
Des échanges ont eu lieu en amont de l’établissement du plan Énergie-Climat, sans que nos propositions alternatives aient été retenues. On nous fixe désormais un cap de réduction sectoriel de 52 % des émissions de CO2, sans toutefois nous donner des explications sur le choix de ce chiffre précis. Nous n’avons toutefois plus besoin de nouveau pacte ou de table ronde. La coupe est pleine. Il nous faut du concret.
Est-ce que la taxe sur le CO2 progressive va être inscrite dans le prochain budget de l’État? Elle a déjà été évoquée l’an dernier. Certains ministres étaient pour, d’autres contre. Si elle n’arrive pas en 2022, on aura encore perdu un an. Nous sommes bien dans la logique de vouloir atteindre le cap fixé et nous avons identifié des leviers.
Les uns sont plus simples à réaliser, d’autres sont plus compliqués à mettre en œuvre, mais il faut avancer. Et si le gouvernement pense disposer de meilleures solutions, qu’il les mette sur la table.
Une de vos revendications porte sur la décentralisation et la multiplication de décharges de déchets inertes. N’est-il pas inquiétant qu’un tel dossier, bien moins complexe que d’autres mesures à prendre pour décarboniser l’économie, traîne depuis des années?
Il s’agit en effet d’un mauvais signe. La discussion est en cours depuis au moins 10 ou 15 ans et rien ne bouge. Il serait toutefois assez simple d’agir. Aujourd’hui, la moitié des camions doivent se rendre au Rouscht. Des files interminables se forment à l’entrée de cette décharge.
Il n’est pas concevable que la journée d’un camionneur consiste à faire deux allers-retours pour décharger des déchets inertes. Cela a non seulement un coût climatique, mais aussi un coût financier. Et c’est souvent l’État qui paie la note au vu des chantiers de construction où il est maître d’ouvrage.
Une de vos revendications est aussi que la politique climatique ne doit pas nuire à l’attractivité du Luxembourg pour accueillir de nouvelles industries. Les échecs retentissants de Fage ou Knauff, mais aussi les tergiversations dans le dossier Google, n’ont-ils pas fait des dégâts importants?
La fin de l’histoire pourrait être que l’absence de marge suffisante en termes d’émissions de CO2 évite l’implantation d’une nouvelle entreprise industrielle. Chez Knauff, une trop importante émission d’ammoniaque a été avancée. Pour Fage, un besoin trop important en eau a été fustigé.
Même si je garde des doutes sur ces arguments très spécifiques, ils ne sont pas complètement tirés par les cheveux. Mais si l’on considère la trajectoire de décarbonisation que l’industrie doit suivre, un échec au niveau des objectifs de réduction des émissions pourrait faire que ce ne sera plus la consommation d’eau qui vienne bloquer un projet. Le CO2, présent dans quasiment toutes les industries, deviendrait le nouvel argument de rejet. Tout le monde serait alors perdant.
Entretien avec notre journaliste David Marques