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Alex Bodry : «La culture du compromis se perd»


"Notre paysage politique repose sur des structures et traditions qui sont dépassées. Il faut allier le social et l'écologie. Est-ce possible dans l'actuelle répartition des partis ? Ne faudrait-il pas fusionner certains partis ou les structurer autrement ?", s'interroge Alex Bodry. (photo Didier Sylvestre)

Alex Bodry quitte aujourd’hui la Chambre des députés pour intégrer le Conseil d’État. Une carrière politique longue de 35 ans se termine pour ce socialiste convaincu. Avant de quitter le devant de la scène, il dresse le bilan mais livre aussi des réflexions sur le paysage politique actuel et futur.

Il est apprécié de toutes parts, peu importe la couleur du parti. À 61 ans, Alex Bodry a décidé de changer de camp, non pas politique mais institutionnel. Le futur Sage déplore que «l’intérêt personnel des partis commence à primer sur l’intérêt général». Il se dit «soulagé» de pouvoir retrouver l’esprit du compromis au Conseil d’État.

Avez-vous encore des souvenirs de votre première élection comme député en 1984? Quel était votre état d’esprit au moment d’être assermenté ?

Je n’ai pas de souvenir concret de mon assermentation. Mais je me rappelle que j’ai siégé d’entrée au bureau provisoire, composé du plus ancien et des deux plus jeunes députés. Moi, j’étais le second plus jeune à côté de Michel Wolter. Jean-Pierre Urwald était le président d’âge. J’ai travaillé dès 1984 sur des thématiques qui sont restées les miennes jusqu’à aujourd’hui : la justice, les finances publiques et les institutions. Dès mon premier mandat, j’ai aussi été nommé rapporteur pour le budget de l’État de 1988. Je l’ai été une seconde fois pour le budget de 2011 et fais donc partie des rares personnes à avoir assumé cette tâche à deux reprises.

Quel était le contexte politique dans lequel vous avez démarré votre carrière ?

Cela a été une période très mouvementée, y compris au sein de la coalition formée par le CSV et le LSAP. De fortes frictions ont marqué cette période. Plus personne ne se rappelle aujourd’hui de l’affaire GTL ayant accablé Astrid Lulling. Elle siégeait secrètement, en tant que bourgmestre de Schifflange, au conseil d’administration de cette entreprise de construction qui a réalisé des projets pour le compte de la commune. On l’a condamnée à une peine de prison assortie d’un sursis et à une amende pour immixtion. Elle a aussi été frappée d’une interdiction de remplir une fonction publique, mais n’a pas été exclue de la Chambre comme le réclamait la procureure générale. Le LSAP avait voté pour, le CSV contre. Madame Lulling a participé au vote. C’était une situation assez cocasse. Un tel scénario ne serait plus possible aujourd’hui. Du moins, je l’espère. En fin de compte, Astrid Lulling a démissionné après avoir réussi à négocier une place sur la liste européenne du CSV.

Je me doutais d’entrée que nous, socialistes, allions décider du sort réservé à Jean-Claude Juncker

Dans quelle mesure peut-on comparer cette période d’affaires politiques avec les affaires diverses ayant marqué l’année politique 2019 ?

L’affaire Traversini est certainement semblable à ce qui s’est passé à cette époque. Il faudra attendre le verdict de la justice. Par contre, des escarmouches comme celles ayant concerné Corinne Cahen ont toujours existé.

L’affaire la plus marquante des dix dernières années a certainement été celle du SREL. Auriez-vous pensé que le Premier ministre Juncker allait finir par chuter?

L’affaire m’a fortement marqué. Mais au départ, je n’étais pas vraiment demandeur pour présider la commission d’enquête. J’avais conscience du caractère sensible de cette affaire. Je me doutais d’entrée que nous, socialistes, allions décider du sort réservé à Jean-Claude Juncker. Le cas de figure était le suivant : les membres du CSV ont soutenu l’accusé, l’opposition était vent debout contre Juncker. Il revenait donc au LSAP, partenaire de coalition du CSV, de faire pencher la balance dans l’un ou l’autre sens. On s’est retrouvés dans une position inconfortable. Mais au vu des faits qui n’ont cessé d’être dévoilés, rompre cette coalition a été, avec le recul, la bonne décision.

Une des conséquences de l’affaire du SREL est la formation de la coalition inédite entre le DP, le LSAP et déi gréng. La mise à l’écart du CSV était-elle inévitable ?

À une exception près (1999-2004), j’ai toujours été soit député, soit ministre d’une majorité formée avec le CSV. Mes contacts avec le camp chrétien-social sont donc probablement plus positifs que ceux dont disposent les plus jeunes membres de la coalition tricolore. J’assume d’ailleurs toujours le travail accompli avec le CSV. Tout n’a pas été mauvais. Mais la formation de la coalition à trois était le résultat logique d’une dernière législature marquée par de fortes tensions au sein de la majorité formée avec le CSV. Jean-Claude Juncker a fini par nous qualifier de traîtres. Reconduire la coalition était devenu impossible. La logique a voulu que la majorité qui s’était trouvée autour de la commission d’enquête sur le SREL allait aussi former le prochain gouvernement.

Désormais, la coalition doit s’atteler à des dossiers où il existe bien plus de divergences entre les trois partis

Avant les législatives de 2018, vous aviez clamé que la coalition tricolore n’avait plus de projet commun. Un an après la reconduction du gouvernement sortant, maintenez-vous ces propos ?

Le gouvernement Bettel II me rappelle davantage les coalitions à deux qui étaient formées jadis. Les partis s’accordent sur un programme commun. On ne retrouve cependant plus l’élan exceptionnel qui a marqué le projet commun développé fin 2013 par la première coalition à trois. Les grandes réformes sociétales ont été évacuées. Désormais, la coalition doit s’atteler à des dossiers où il existe bien plus de divergences entre les trois partis. Pour contrer la crise du logement, le LSAP souhaite adopter une attitude plus interventionniste, option qui n’enchante guère le DP. La réforme fiscale doit, pour le LSAP, aboutir à une plus forte redistribution de la richesse créée. Ce n’est pas le cas pour les libéraux. S’y ajoute le plan climat, où il nous importe que les compensations sociales soient solidement ancrées. Tous les verts ne sont pas d’accord sur ce point. Il est donc certain que les six prochains mois vont s’avérer compliqués pour la coalition.

L’Environnement mais aussi l’Aménagement du territoire ont constitué deux des ressorts que vous avez occupés en tant que ministre. Peut-on dire qu’il s’agit de deux domaines où on est confronté à un éternel recommencement ?

La protection de l’environnement était déjà une préoccupation lors des années 90. Je reste adepte de la « théorie de la fenêtre ». En politique, il y a un moment précis où une fenêtre s’ouvre. C’est le moment d’agir. La pression exercée notamment par la jeune génération amène le camp politique à accorder une plus grande priorité à la politique climatique.

Peut-on affirmer la même chose sur l’aménagement du territoire ?

Ce ministère a été mis sur pied sous ma tutelle. Auparavant, seuls deux fonctionnaires, rattachés au ministère d’État, travaillaient sur l’aménagement du territoire. Pendant les années 90 ont été lancés les premiers programmes directeurs. Les idées pour réaliser des plans sectoriels ont aussi fait leur apparition. Aujourd’hui, la politique d’aménagement a gagné énormément en poids lors de la prise de décisions. Au départ, c’était un vrai laboratoire d’expérimentation.

Je suis devenu un adepte convaincu du non-cumul des mandats

Que retenez-vous encore de vos mandats ministériels ?

Mon principal ministère a été celui de l’Environnement. J’ai vécu une période compliquée avec toutes les discussions concernant la gestion de déchets industriels. Il suffit de rappeler la levée de boucliers contre l’installation d’une décharge à Haebicht. Mon premier mandat comme ministre était vraiment violent. Mais on est quand même parvenus à faire voter des lois qui sont toujours d’application. Je pense notamment aux parcs. Et je citerais aussi la fusion entre gendarmerie et police, que j’ai supervisée en tant que ministre de la Force publique (1994-1999). La loi a été votée en toute fin de législature. Cette fusion n’était pas inscrite dans le programme de coalition. Le LSAP était en faveur de la fusion, le CSV y était opposé. Le camp syndical a été celui qui est venu débloquer la situation.

Votre plus grand regret restera-t-il celui relatif à la réforme de la Constitution, qui ne va pas se réaliser, alors que cela avait été prévu pendant de longues années ?

Cet échec a fini par me convaincre de troquer mon poste de député contre celui de membre du Conseil d’État. Pouvoir finaliser une grande réforme de la Constitution m’aurait certainement amené à prolonger ma mission. Vu le blocage du CSV, je me suis efforcé à trouver une solution alternative. Procéder à des adaptations ponctuelles sera certes plus compliqué à réaliser, mais en fin de compte on parviendra à doter le pays d’ici deux ou trois années d’une loi suprême conforme au XXIe siècle. Il faut juste espérer que les différents partis vont désormais respecter leurs engagements.

Le CSV évoquait en juillet le besoin de trancher la question du cumul des mandats avant de ficeler une réforme globale de la Constitution. Quel est votre avis sur la question ?

Je suis devenu un adepte convaincu du non-cumul des mandats. On a besoin de députés à plein temps, qui n’exercent pas de mandat local ou une profession auxiliaire. Notre Chambre est un petit Parlement qui abat le travail d’un grand. Mettre fin au cumul des mandats est incontournable. Je ne sais pas si cela va prendre cinq ou dix ans, mais je suis sûr que je vais encore vivre une réforme qui ne va plus permettre un cumul comme cela est encore le cas aujourd’hui.

Notre paysage politique repose sur des structures et traditions qui sont dépassées

Vu votre longue expérience, comment jugez-vous le ton souvent virulent employé ces derniers temps à la Chambre ?

Des débats plus rudes ont toujours existé. Ce qui me dérange un peu est que les frontières entre un débat musclé et des attaques personnelles sont plus rapidement franchies. Un autre fait qui me chagrine est que la culture du compromis, essentielle en politique, se perd. Elle prend une connotation de plus en plus négative. Les partis sont toujours moins disposés à s’accorder sur le plus petit dénominateur commun. Camper sur ses positions sans rien vouloir céder aux autres ne peut que nuire à un petit pays comme le nôtre. L’intérêt personnel des partis commence à primer sur l’intérêt général. Je n’apprécie guère ce schéma. Sur des questions essentielles, majorité et opposition devraient à nouveau s’approcher l’une de l’autre. Quelque part je suis soulagé de pouvoir, du moins en principe, retrouver cet esprit du compromis au sein du Conseil d’État.

Vous quittez le devant de la scène politique à un moment où le LSAP est en mauvaise posture. Craignez-vous que la descente aux enfers se poursuive, d’autant plus que des ténors comme Étienne Schneider quittent également le navire ?

Partout en Europe, les partis traditionnels sont en recul. Le LSAP reste toutefois un parti populaire de gauche, solidement ancré dans les communes. Il s’agit de notre plus grande force. Les élections communales de 2023 vont, à mes yeux, revêtir une très grande importance. Il est important de soigner ses racines. Mais il faut aussi reconnaître que la société est en train de changer. Les électeurs traditionnels d’un parti travailliste n’existent plus ou ils n’ont pas le droit de vote. Il faut donc s’ouvrir à d’autres couches de la population, or il y a rapidement embouteillage dans un petit pays qui compte beaucoup de partis. La formation de futurs gouvernements ne va d’ailleurs pas devenir plus simple. À l’avenir, il y a de fortes chances que des coalitions à deux ne soient plus possibles.

Quel est donc le chemin à suivre pour s’imposer ?

Notre paysage politique repose sur des structures et traditions qui sont dépassées. Il faut allier le social et l’écologie. Est-ce que cela est possible dans l’actuelle répartition des partis ? Ne faudrait-il pas fusionner certains partis ou les structurer autrement ? Pour mieux répondre aux demandes de la population, il serait souhaitable, selon moi, que le paysage politique se regroupe d’une manière différente, mais il omet de le faire. Il s’agit d’un processus très difficile. En attendant, le LSAP doit poursuivre son renouveau en ce qui concerne ses idées et son personnel. L’avenir, à court et moyen terme, est assuré.

Entretien avec David Marques