Un ténor du barreau luxembourgeois, Me André Lutgen, comparaissait ce mardi à la barre de la 7e chambre correctionnelle pour intimidation et outrage à magistrat à la suite de la plainte d’un juge d’instruction.
Un fait rarissime qui risque de marquer les annales de la justice luxembourgeoise. Tout commence le 27 mai 2019 : un ouvrier décède par électrocution à l’usine ArcelorMittal de Differdange. Des scellés sont posés sur le disjoncteur principal du site et sur l’armoire électrique sur ordre du juge d’instruction en attendant qu’une expertise ait lieu. Une mesure non sans conséquence pour l’usine, sa production et ses ouvriers. Si les scellés ne sont pas levés, l’usine devra être mise à l’arrêt. Une décision qui se répercuterait sur l’usine de Belval ainsi que sur les finances du groupe ArcelorMittal qui risquerait de perdre plus de 20 millions d’euros par semaine.
Dès le lendemain des faits, l’avocat du groupe, Me Lutgen, a donc demandé la levée des scellés et le surlendemain encore. Le pont de l’Ascension du jeudi 30 mai approche. L’expertise aurait finalement eu lieu à temps, en présence d’un collaborateur de l’avocat. Me Lutgen se serait impatienté, aurait téléphoné à plusieurs reprises au juge d’instruction et lui aurait envoyé des courriers électroniques sans obtenir de réponse. Bien décidé à obtenir la levée des scellés, Me Lutgen aurait écrit un e-mail au procureur général d’État, Martine Solovieff, et mis les ministres de la Justice et de l’Économie de l’époque en copie. Ce qu’il ne sait pas, c’est que le juge d’instruction aurait fait lever les scellés dans la soirée du 29 mai.
Trop tard. L’e-mail a fait son petit effet, mais pas celui escompté. Martine Solovieff n’aurait pas apprécié que l’avocat ait mêlé les ministres à l’affaire et ait tenté de faire pression sur le juge d’instruction, qui déposera une plainte contre lui le 5 juin. Une procédure disciplinaire a été ouverte et finalement classée sans suite en 2020. Aucune faute déontologique n’aurait été commise par l’avocat. La chambre du conseil de la Cour d’appel voit l’affaire d’un autre œil et décide de le renvoyer devant le tribunal.
Un besoin d’agir, pas une attaque
À la barre, le juge d’instruction, droit comme la justice, explique avoir agi en son âme et conscience. Il cite le secret de l’instruction qui lui interdit de livrer des informations à un tiers et évoque la masse de travail qu’il avait à traiter le jour des faits. Me Lutgen, lui-même juge d’instruction pendant douze ans, tout comme le président de la 7e chambre correctionnelle, Stéphane Maas, n’y croit pas. «Je n’ai pas à me justifier de mes décisions», lance le juge d’instruction. Selon lui, Me Lutgen pouvait déposer un recours auprès de la chambre du conseil du tribunal s’il estimait que les scellés pouvaient poser préjudice à ArcelorMittal plutôt que de, estime-t-il, l’outrager et tenter de l’intimider. «Il a dénigré mon travail auprès de personnes qui décident de l’avancement de ma carrière parce qu’il n’a pas obtenu satisfaction assez rapidement», pense le magistrat.
Entendu comme témoin, le procureur général d’État, Martine Solovieff, explique avoir contacté le juge d’instruction après avoir reçu l’e-mail de Me Lutgen adressé aux deux ministres – qui n’y auraient pas donné suite – pour connaître l’avancement du dossier. Elle dit avoir interprété son contenu comme un besoin d’agir rapidement et pas comme une attaque contre le juge d’instruction. Cependant, elle se dit étonnée que Me Lutgen n’ait pas contacté le juge d’instruction directeur plutôt que d’employer les grands moyens. De même elle ne savait pas que les avocats contactaient directement les juges d’instruction et que les numéros de téléphone de ces derniers circulaient librement.
Me Lutgen explique avoir agi uniquement dans l’intérêt de son client en voulant limiter la casse. «Je ne voulais pas bloquer l’instruction ou faire obstruction à la justice», insiste-t-il, ni offenser ou intimider le juge d’instruction. Et ce, même s’il lui reproche des erreurs dans trois dossiers le concernant. Il ne manquera pas de les énumérer à la barre au point que le juge d’instruction en vienne à demander au président de la chambre : «C’est moi le prévenu?». Selon Me Lutgen, «la salle est pleine d’avocats qui pourraient se plaindre de ce juge d’instruction, mais il ne se passe rien». Autrement dit, le juge est toujours en place. Me Lutgen joue sur la grammaire française pour expliquer qu’il n’avait «traité personne d’incurie» mais émis une hypothèse et démontrer que le juge d’instruction aurait pris la mouche un peu trop rapidement.
Ses avocats demanderont l’acquittement. Les charges seraient insuffisantes et le prévenu aurait «simplement fait son devoir d’avocat en assurant la défense de ses clients». Me Lutgen risque une peine de 5 à 10 ans de prison s’il est reconnu coupable d’intimidation et de 6 mois de prison pour outrage à magistrat. Des peines pouvant être assorties d’une amende ou d’une interdiction d’exercer sa profession. La suite du procès demain après-midi.
Sophie Kieffer