Ses partisans formaient-ils un « Etat parallèle » décrit par le président turc Recep Tayyip Erdogan, ou sont-ils des boucs-émissaires? De son exil américain, le prédicateur musulman Fethullah Gülen nie avoir fomenté le coup d’Etat manqué en Turquie. Qu’est-ce que le gulenisme?
C’est une mouvance plus qu’une organisation centralisée. Exilé aux Etats-Unis depuis 1999 au moment où il était visé par une enquête en Turquie, son chef, Fethullah Gülen, n’a jamais donné de nom officiel à son mouvement, qui se présente comme tenant d’un islam ouvert et tolérant. Ses membres le désignent comme l' »Hizmet », « le service » au service du bien commun. Leur objectif affiché: transformer la société par l’éducation, l’action civique ou les médias.
Ses adversaires, à commencer par Recep Tayyip Erdogan, l’ont baptisé à sa place: pour le pouvoir, les gulenistes constituent le FETÖ/PDY, acronyme qui signifie « Organisation terroriste/Structure étatique parallèle », et présente l’avantage de renvoyer au prénom de leur chef septuagénaire.
D’où vient l’opposition entre Gülen et Erdogan?
Sous couvert d’anonymat, un analyste turc relève que les deux hommes ne sont pas politiquement incompatibles, adversaires du kémalisme, tenants d’un islamisme modéré et d’un programme de société conservateur. Ils ont été longtemps alliés, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, s’appuyant sur les réseaux gulenistes pour asseoir son pouvoir face à l’influence kémaliste et laïque dans l’administration. Après des mois de tensions, la rupture s’est faite brutale fin 2014 à l’occasion d’enquêtes judiciaires mettant en cause des proches du pouvoir. Erdogan y voit le travail de sape de juges gulenistes, tout comme il verra la main de son adversaire dans la publication d’écoutes téléphoniques gênantes pour le pouvoir.
Quelle est l’influence réelle des gulenistes?
Mercredi, les médias turcs ont rendu publique la confession d’un putschiste, ancien aide de camp d’Hulusi Akar, le chef d’Etat-major de l’armée. Le lieutenant-colonel Levent Türkkan a raconté avoir intégré l’armée en 1989 grâce à des partisans de Gülen, qui lui auraient fourni l’intitulé du concours. Pour le compte des gülenistes, il aurait placé sur écoutes Akar, tout comme son prédécesseur Necdet Özel.
Un aveu jugé plausible par Jean-François Pérouse, coauteur d’une biographie d’Erdogan et chercheur à l’institut français d’études anatoliennes d’Istanbul, selon qui le prédicateur disposait de milliers de partisans dans l’administration. Mais reste à savoir « dans quelle mesure cette présence, s’accompagnait d’un objectif très clair » en matière politique, tempère le chercheur. L’accusation contre Fethullah Gülen de noyauter l’Etat est ancienne. Elle était à la base d’un procès, finalement conclu en 2008 par l’acquittement du prédicateur. Les hommes d’affaires et industriels gulenistes avaient leur organisation, Tuskon.
Et le réseau gère dans le pays, selon les estimations, au moins 300 établissements d’éducation, du primaire au supérieur. Jusqu’à leur reprise en mars par l’Etat, plusieurs médias, notamment le quotidien Zeman, un des plus gros tirages du pays, appartenaient à cette mouvance. La police a également fait l’objet de purges depuis la fin 2013.
Comment expliquer l’ampleur de la purge?
Depuis le coup d’Etat manqué, 10.000 personnes ont été arrêtés, 55.000 limogées. Aucune administration n’est épargnée: magistrature, armée, éducation, ministère des Sports… Ce chiffre impressionnant pourrait s’expliquer par le fait que seraient amalgamés des « sympathisants non actifs ou des consommateurs des écoles par exemple, avec des gens qui sont au coeur de la mouvance », selon Jean-François Lapérouse. « Les listes étaient prêtes », estime un analyste turc sous couvert de l’anonymat. Après le « nettoyage » des médias et de la police, la purge de l’armée était prévue pour début août, selon Jean-François Lapérouse. La tentative ratée de putsch a permis de l’accélérer, selon lui.
Qui est visé par les purges ?
Difficile de savoir quelle méthodologie l’appareil sécuritaire utilise pour déterminer ses cibles. Selon le politologue Ahmet Insel, « en grande partie le pouvoir sait où il frappe. Mais, dans la justice en tout cas, il y a aussi une volonté d’épurer au-delà des cercles gulénistes », avec des personnes qui ont pu prendre « des décisions gênant le pouvoir ». Si de nombreuses zones d’ombres demeurent, sur le blog Ovipot (Observatoire de la vie politique turque), Jean-François Pérouse relaie une typologie hétéroclite des putschistes: aux « officiers sympathisants de Fethullah Gülen », se seraient agrégés des gradés « à la sensibilité laïque extrême et farouchement opposés au gouvernement » ou d’autres, « engagés dans cette aventure par calcul, pour leur carrière militaire personnelle ».
Le Quotidien / AFP