Une ligne de fémurs, une autre de crânes, des débris pour caler le tout : dans les Catacombes de Paris, «plus grand ossuaire du monde», une équipe travaille à remonter les «hagues», murets de restes humains, sans ajout.
«Arrête ! C’est ici l’empire de la mort.» À 20 mètres sous terre, le message de bienvenue gravé à l’entrée des célèbres carrières souterraines n’effraie pas les 600 000 visiteurs annuels, de retour depuis le Covid-19 pour admirer les restes de «plusieurs millions de Parisiens», selon l’administratrice du site, Isabelle Knafou. De mardi à vendredi, ils ont pu apercevoir derrière une grille, dans un recoin éclairé, un spectacle inhabituel : cinq personnes en train de remonter, os par os, une hague, terme consacré au mur d’ossements. Dans les Catacombes de Paris, on en trouve plus de 200.
Haute de 1,80 mètre et longue de 2 mètres, la Hague des martyrs de septembre 1792, tombeau collectif de plus de 1 000 personnes assassinées sous la Révolution, s’était progressivement effondrée ces derniers mois. La première étape a été de «trier les os en fonction de leur type et de leur état sanitaire», explique le murailler Martin Muriot, masque au visage et blouse au corps. Les os de la façade «doivent être sains» et tous ceux «abîmés vont être mis en intercalaire, en remplissage», explique ce spécialiste de la maçonnerie en pierre sèche.
Un protocole à suivre
Équipés de gants, deux techniciens spécialisés en manipulation d’œuvres d’art retirent un crâne pour en placer un autre, en faisant tomber un au passage. Hubert Joachim, l’un d’eux, utilise des «petites cales», des débris, pour faire tenir un alignement de fémurs sur un autre de crânes. «Sans cale, l’os (du dessus) va venir directement sur le crâne et risque de l’éclater», explique-t-il. Problème réglé avec des os calés «à l’arrière», permettant aux fémurs de rester «légèrement en suspens au-dessus du crâne». Un assemblage «à sec, sans mortier», souligne Martin Muriot. «Bois, pierre ou os, peu importe, la mécanique est la même. C’est un peu comme si on jouait aux Kapla.»
Ces matériaux «six fois plus légers que la terre» présentent tout de même la difficulté d’amener «beaucoup de vide entre et à l’intérieur des os», note Nathanaël Savalle, ingénieur en génie civil qui effectue des «calculs de stabilité» pour modéliser l’atypique construction. À partir de cette hague «test», l’objectif est d’établir un «protocole» pour les murs suivants qui seront remontés en 2024 et 2025, explique Isabelle Knafou.
Bois, pierre ou os, peu importe, la mécanique est la même. C’est un peu comme si on jouait aux Kapla
Plus loin, un filet protège le «ventre proéminent» d’une autre hague en mauvais état après la chute de «morceaux du ciel de carrière», décrit-elle avec ce vocabulaire imagé. Si «la matière osseuse peut durer des centaines d’années» sans agression, le temps, l’érosion et l’humidité menacent tout de même ces édifices, rappelle la responsable du site depuis mars 2022.
Limité à trois heures consécutives, le travail dans un tel environnement, sans toilettes à proximité, n’est pas anodin. «Au début, ça peut surprendre, ce n’est pas une matière qu’on a l’habitude de toucher», dit le technicien Édouard Gomis. «Mais une fois qu’on travaille, on fait abstraction du fait qu’on manipule des os.» Nathanaël Savalle, lui, est «ému d’être entouré de ces anciens vivants. C’est un peu prenant au corps», dit l’ingénieur. «Je trouve ça intéressant, mais je n’y passerais pas ma vie», reconnaît Martin Muriot, le murailler qui a plutôt «l’habitude de travailler en plein air» en Bourgogne. «Ce n’est pas non plus l’endroit où je me sens le mieux», ajoute-t-il. Pourtant, certains des quelque 50 agents des Catacombes «sont là depuis 30 ans» car «attachés (à cet) endroit hors du commun», soutient Isabelle Knafou.
2 000 visiteurs quotidiens
Sur une longueur de 1,7 km, l’ossuaire municipal installé en 1786 dans d’anciennes carrières de calcaire, sous le XIVe arrondissement de Paris, a accueilli dans les décennies suivantes les morts des anciens cimetières de Paris, rasés par souci de place et d’hygiène. Resté à la main de l’Inspection des carrières jusqu’en 1983, il est depuis devenu un site incontournable pour les touristes, qui devaient souvent attendre des heures sur la place Denfert-Rochereau.
En place depuis la crise sanitaire, le système de réservation par créneau permet désormais de «lisser» l’accueil des 2 000 visiteurs quotidiens, dont 85 % d’étrangers, souligne Isabelle Knafou, espérant ainsi accueillir plus de Parisiens. Quant aux vols d’ossements, ils ont disparu avec la fouille des sacs instaurée à la sortie, affirme-t-elle.