« Liberté ! Liberté ! » exultent plusieurs milliers de sympathisants, dont de nombreux jeunes, devant le QG de campagne de l’ultralibéral Javier Milei, dans le centre de Buenos Aires, en voyant apparaître sur un écran géant le président argentin nouvellement élu.
« Je suis tellement excitée que je n’arrive pas à y croire. Je ressens tellement de joie. C’est incroyable ce qui se passe ici ! » s’exalte Julia Gauto, 51 ans, au bras de son mari. Un drapeau argentin dans une main, un foulard jaune à l’effigie de l’économiste ultralibéral autour du cou, elle s’époumone : « la caste a peur », reprenant un des slogans phare de la campagne de Milei contre les gouvernements péronistes ou libéraux depuis 20 ans ans au pouvoir.
« Je suis heureux, j’ai de l’espoir. Un changement était nécessaire », lance Nicolas Paez, un architecte de 34 ans, venu de La Matanza, une des municipalités de la grande banlieue de la capitale. « Je ne pensais vraiment pas qu’il allait gagner, mais la jeunesse a fait la différence », ajoute-t-il. Sur ses épaules un drapeau argentin, comme beaucoup dans la foule massée devant l’hôtel, avenue Cordoba, où Milei a installé son QG de campagne.
Parmi les sympathisants, des militants font des selfies avec un homme portant un masque représentant Milei, costume noir et cravate imprimée de dollars. D’autres, lancent en l’air des bulletins déchirés du candidat vaincu, le ministre centriste de l’Économie Sergio Massa. Un homme fend lui la foule portant à bout de bras un cercueil en carton symbolisant la mort du péronisme, tandis qu’un autre déguisé en lion, évoquant le président élu à la dense chevelure, chauffe la foule monté sur le toit d’une voiture.
À ses côtés, un autre agite des lames de tronçonneuse en carton, évoquant les coupes dans les dépenses publiques promises par le président élu, arrivé en politique il y a tout juste deux ans. « C’est le changement que nous voulions, nous les jeunes dans ce pays que nous aimons tant », lance Juan Ignacio Gomez, un lycéen de 17 ans venu seul fêter la victoire.
« Pas peur de Milei »
« Je n’ai pas peur de Milei, ce dont j’ai peur c’est que mon père ne puisse pas payer son loyer. Je crois fermement à la dollarisation de l’économie. Le peso argentin ne vaut plus rien », assène-t-il a propos de la volonté du nouveau président élu de remplacer la monnaie nationale par le billet vert.
« Le péronisme dans ce pays est un cancer. Nous en avons assez. Il est synonyme de pauvreté. Avec le péronisme, on vous coupe la jambe et on vous offre une béquille en cadeau », assène Nacho Larrañaga, un écrivain de 50 ans, avant de reprendre en chœur « Liberté ! Liberté ! » « Milei est un inconnu, mais mieux vaut un fou qu’un voleur », ajoute-t-il tout sourire.
Au même moment, dans le quartier Chacarita, devant le QG de campagne de Sergio Massa, les visages sont défaits. La rancœur cède cependant rapidement la place à des promesses de résistance.
« La haine a gagné. (Milei) ne va pas gouverner longtemps (…) les gens vont se rendre compte… Je lui donne six mois », pleure Gabriela Bermudez, 30 ans. « L’Argentine est comme ça : au moment où on s’y attend le moins, elle se jette dans les bras d’un tyran. Et après elle pleure », abonde Diego Avellaneda, un métallurgiste de 55 ans.
« Choc, trop de douleur. Mais nous devons nous redresser et résister à l’assaut. Milei nous trouvera dans les rues pour défendre tous les droits qu’il cherchera à piétiner. La moitié de l’Argentine ne le soutient pas », dit Miguel Catalina, un enseignant de 42 ans.
Les défis qui attendent le nouveau président
« L’Argentine a depuis des décennies un déficit budgétaire important: une forte culture d’attentes sociales, mais peu de croissance, donc des dépenses qui ne sont plus finançables », résume l’historien Roy Hora, du centre de recherche Conicet.
Le « traitement de choc » promis pour équilibrer les comptes vise à réduire à la « tronçonneuse » la dépense publique (de 15%), et des privatisations, pour parvenir à la discipline budgétaire requise par le FMI, auquel le pays s’éreinte a rembourser un prêt de 44 milliards de dollars octroyé en 2018.
Il prône aussi la fin des subventions chroniques (transports, énergie), une libéralisation des prix, la suppression des taxes à l’export. Javier Milei préconise « un ajustement beaucoup plus dur » que celui demandé par le FMI.
- Cocotte-minute sociale
Cette volonté de tarir la dépense publique soulève le problème de l’impact social, dans un pays où 40% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté et 51% reçoivent une forme d’aide ou subside.
« La douleur sera aigüe et largement ressentie s’il y a un vrai plan de stabilisation, et il n’est pas dit que les Argentins en voient le bon côté », prédit Benjamin Gedan, spécialiste de l’Argentine au think tank américain Wilson Center.
« Javier Milei apporte avec lui un ingrédient de confrontation politico-sociale, un discours belliqueux, agressif, d’ajustement envers des secteurs, telle la fonction publique, à forte capacité de mobilisation », estime Gabriel Vommaro, politologue à l’université San Martin. « Avec, peut-être, une voie répressive, dont on ne sait pas comment elle pourrait finir ».
- Le dollar, quels dollars ?
La dollarisation de l’économie, pour laisser mourir de sa belle mort un peso argentin en constante dépréciation, est une clef du programme du futur président pour « assécher » l’inflation. Mais comment dollariser un pays en manque de réserves de change, de dollars?
Facile, dit le camp Milei: utiliser les dollars que les Argentins économisent depuis des années sous l’oreiller. Le pays « est le troisième au monde en quantité de dollars physiques » détenus. Il s’agirait de leur redonner la confiance et la possibilité de les utiliser.
Mais face à un taux de change officiel considéré comme irréel (369 peso pour un dollar), les « choses pourraient déraper hors de contrôle » d’ici à l’investiture le 10 décembre. Dévaluation ? Inflation accrue ? « S’ouvre un période d’instabilité », pour l’analyste Ana Iparraguirre, du cabinet GBAO Stratégies.
- Quels alliés pour gouverner ?
Le parti de Javier Milei, La Libertad Avanza, était entré en 2021 au Parlement avec trois députés. Il est désormais la 3e force – 38 députés sur 257 – dans une chambre basse sans majorité absolue, mais où le bloc péroniste (centre-gauche) reste dominant (108).
Des alliances, ponctuelles ou durables, seront indispensables, comme avec le bloc de droite Juntos por el Cambio (93 députés). Mais celui-ci n’a jamais paru aussi proche d’imploser, après s’être déchiré sur la question du soutien ou non à Javier Milei au second tour.
- Quels amis au dehors ?
Il devra rebâtir des relations avec des pays-clefs pour lesquels il a eu des mots très durs, notamment le Brésil de Lula, la Chine, les deux premiers partenaires commerciaux de l’Argentine.
« Je ne ferai pas d’affaires avec des communistes. Je suis un défenseur de la liberté, de la paix et de la démocratie », a déclaré Javier Milei pour qui ses alliés sont « les Etats-Unis, Israël et le monde libre ». Le président brésilien Lula, qu’il avait traité de « communiste corrompu », lui a souhaité dimanche « bonne chance et réussite ».
En revanche, il pourrait apporter un ton nouveau sur la question des îles Malouines, où il s’est dit disposé à négocier, non pas la souveraineté argentine, mais une solution à long terme du type de celle qui mena à la rétrocession de Hong Kong à la Chine (1997).
- La mémoire fracturée ?
Pour la première fois en 40 ans de démocratie, un consensus sur le legs de la dictature (1976-1983) s’est fissuré lors de la campagne, avec la négation par Javier Milei du bilan de morts et disparus (30.000 selon les organismes de droits humains). « 8.753 », selon lui.
Sa référence à une « guerre » (entre guérillas de gauche et Etat) plutôt que « dictature » pour qualifier cette époque, a choqué. Comme sa demande d’une justice « équitable » pour les militaires actuellement en détention préventive (une centaine) dans le cadre des 360 procédures en cours pour crimes pendant la dictature dérange.
L’héritage de la dictature, sujet hypersensible, a jusqu’à présent été épargné par les divisions partisanes. Une rupture pourrait, là aussi, donner matière à mobilisations.
- Quelques planètes alignées ?
Tout n’est pas que problème pour le futur président Milei. 2024 devrait, en théorie, offrir une manne bienvenue: la sécheresse historique de 2022-2023, la pire en un siècle, liée au phénomène La Niña, avait privé le pays, agro-exportateur par excellence, de quelque 20 milliards de dollars de recettes. Ils seront bienvenus.
Aidera, aussi, la montée en puissance progressive du gazoduc, inauguré cette année, du gisement de gaz et de pétrole de Vaca Muerta, qui devrait faire économiser quelques 10 milliards de dollars par an d’importations d’énergie, selon l’économiste Elizabeth Bacigalupo du cabinet Abeceb.