Depuis près de deux ans, à bord d’une camionnette, les bénévoles de l’association Stroossen Englen distribuent nourriture et boissons aux sans domicile fixe.
Luxembourg-Bonnevoie, 20 h, à proximité de l’Abrigado. Peu à peu, des sans domicile fixe de Luxembourg convergent du côté de la station Q8. Par petits groupes ou isolés, ils échangent et piétinent sur le trottoir, impatients d’arriver à l’heure du rendez-vous bihebdomadaire désormais habituel. Une demi-heure plus tard, comme convenu, la tant attendue camionnette de l’ASBL Stroossen Englen, siglée d’un cœur traversé par une route et orné de mains représentant des ailes d’anges, fait son apparition.
Le temps de délimiter un périmètre autour de la remorque et d’en ouvrir l’auvent, et les cinq Anges de la rue présents ce jour-là peuvent entamer la distribution de nourriture et de boissons aux démunis. Deux heures durant, Luc, Jos, Tiffany, Jessica et Gina vont fournir de quoi manger et parfois se vêtir à ceux qui n’ont plus rien. Au menu ce soir : du pain, des sandwiches, des croissants, un peu de gâteau, de l’eau, du café…
Autour du cordage, quelques impatiences, un peu de tension, mais surtout de la reconnaissance. «À vivre dans la rue, on perd de notre dignité humaine. C’est difficile sur le plan psychologique, on n’est pas des surhommes. Mais les Anges nous redonnent un peu de cette dignité. C’est comme une famille. Le jour où je ne serai plus content de recevoir un croissant et du café, je me dirai que j’ai tout perdu», témoigne Thierry, 44 ans, héroïnomane et à la rue «depuis quelques années après des accidents de la vie d’ordre familial».
Depuis près de deux ans en effet, les Stroossen Englen s’occupent de sillonner les routes du pays pour prendre soin de ceux qui en ont besoin. Les lundis et les mercredis, après avoir effectué une distribution à Diekirch, où se trouve le siège de l’ASBL, puis Ettelbruck, Mersch et dans le centre de Luxembourg, ils se positionnent au niveau de l’Abrigado. Les vendredis, ils sont à retrouver du côté de l’Amiperas au Dernier Sol. Les jeudis, vendredis et samedis, c’est aux familles en difficulté que les Anges apportent aussi leur aide (voir encadré). Sans compter les actions ponctuelles menées le week-end en fonction des dons de restaurateurs.
Dons et invendus
L’ASBL n’est pas subventionnée par l’État. Elle tourne grâce aux dons des boulangeries qui lui fournissent leurs invendus, des généreux restaurateurs, d’autres associations, de la banque alimentaire, de l’eau de Beckerich… Ainsi que de legs et de dons de personnes privées.
L’action est entièrement bénévole, un véritable sacerdoce. «Nous sommes une quinzaine de bénévoles. Une dizaine d’entre nous va sur les routes, tandis que nos cuisinières préparent des soupes, ainsi que le thé et le café. Nous faisons cela en plus de notre activité professionnelle», précise Luc Lauer, fondateur et président de l’association. Lui-même a été commerçant durant plusieurs années, et travaille actuellement dans le secteur des pompes funèbres à Diekirch.
«L’association, c’est ma vie !», explique-t-il. C’est en 2018 qu’il fonde l’ASBL Stroossen Englen. «J’ai constaté qu’il y avait un manque d’aide mobile et plus rien pour distribuer à manger aux sans-abri entre 17 h et 23 h. Pendant deux ans, je me suis renseigné auprès de diverses associations à l’étranger. J’ai ensuite décidé de prendre un an de congés et j’ai investi 100 000 euros de ma poche pour monter la structure.»
Il faut dire que Luc Lauer a le social chevillé au corps. Une fibre qui lui a été transmise par ses parents adoptifs. «J’ai été adopté à l’âge de deux ans et demi par des gens très bien. Des commerçants qui avaient cette fibre sociale et venaient beaucoup en aide aux pauvres.»
Abandonnés pendant le Covid
Luc Lauer, qui a notamment fait des études dans le paramédical, aide en parallèle depuis 15 ans à remettre sur pied des gens brisés par la vie. «J’ai logé chez moi, dans un studio, des personnes qui étaient à la rue. Après le sevrage, je les ai aidées à reprendre peu à peu le travail, jusqu’à retrouver un temps plein puis un logement adapté à leurs revenus. Depuis un peu plus d’un an, j’aide une fille, et depuis trois semaines, un garçon. Je leur dis toujours quand ils partent : « La porte reste ouverte. Dès qu’il y a un problème, tu viens m’en parler, pour ne plus jamais faire de bêtises. Et si vraiment ça ne va pas, on arrête tout et tu reviens dans l’habitation. » J’ai sorti treize personnes de la rue comme cela», explique-t-il.
Son attention est portée vers un petit groupe qui s’échauffe derrière la camionnette, vite calmée par Thierry, jusqu’alors occupé à manger son sandwich. «Ce n’est pas toujours facile. Même si on le déplore, on est parfois obligés d’appeler la police», reconnaît Luc Lauer. «Mais ce ne sont pas de réelles difficultés. On est une famille, et ils nous respectent. Ce qui nous encourage à continuer.»
Le public à proximité de l’Abrigado est particulièrement fragile et un peu plus tendu que d’habitude. Le Covid n’y est pas étranger, comme l’explique Luc Lauer. «Ce sont des personnes qui font la manche, mais avec le coronavirus, les gens ne pouvaient pas sortir. Ils ne recevaient donc plus rien. Il y a aussi des différences de cultures et de caractères. Et puis, ça dépend de ce qu’ils ont consommé.»
Surtout, les toxicomanes et sans-abri se sont sentis encore plus démunis qu’à l’accoutumée durant cette période particulière, comme en témoigne Thierry : «On a survécu, on a eu de la chance d’avoir été épargnés. Mais les Anges font partie des rares personnes sympas, des rares structures qui ont pensé à nous quand tout était fermé. En France, les sans-abri ont été logés dans des hôtels, pas ici. Les gens nous voyaient comme des pestiférés, comme des virus.»
Il déplore tout particulièrement l’absence de sanitaires et d’accès à des douches. «Ce n’est pas normal qu’on soit laissés à l’abandon. Quand on a une diarrhée, quand les femmes ont leurs règles, on ne peut même pas aller aux toilettes, se laver. Et puis, au bout d’un moment, avec tous les problèmes, on est fatigués, on n’a plus la force de se lever et de se déplacer, de se battre.»
Un sujet sur lequel Luc Lauer exprime un profond ressentiment : «Nous sommes en état de crise, il y a une pandémie, et les services pensent uniquement à protéger leurs employés ? Ça ne va pas du tout ! Où est l’aide ? Il y a des associations subventionnées par l’État qui reçoivent en plus énormément de donations. Et elles ont cessé leurs activités durant cette période ! Où passe l’argent ?»
Hors de question de suivre ce mouvement pour les Stroossen Englen. Une bravade de l’interdiction qui leur a valu, en début de confinement, alors que des bénévoles triaient des vêtements pour les distribuer, une amende de 725 euros. Si celle-ci n’a pas été annulée, la direction de la police et le ministère de la Santé ont toutefois autorisé, peu après, l’ASBL à poursuivre ses activités, dans le respect des règles sanitaires. La lettre est d’ailleurs épinglée sur les portes de la remorque. Des épreuves qui ne font qu’accroître la volonté de Luc Lauer de continuer. «Tout ça nous rend plus forts», assure-t-il dans un sourire.
Tatiana Salvan
Food box program
«Avec le Lions Clubs et la Banque alimentaire, nous menons le projet Food box program. Il s’agit de distribuer chaque semaine aux familles en difficulté une caisse contenant des denrées alimentaires standard : des pâtes, des conserves de fruits et de légumes, des céréales, de la confiture… Nous effectuons la distribution les jeudis, vendredis et samedis. Environ une soixantaine de familles à travers tout le pays en bénéficie», signale Luc Lauer, fondateur et président des Stroossen Englen.