On n’imagine pas toujours tout de suite à quel point une idée peut être bonne. L’invention du Crémant de Luxembourg, en 1991, en est une illustration parfaite.
Voici l’arrivée du printemps et avec elle s’ouvre une période traditionnellement très attendue par les vignerons mosellans. Les mois qui suivent les fêtes de fin d’année sont toujours les plus calmes, commercialement parlant. Les bouchons ont sauté lors du réveillon, de belles bouteilles ont été débouchées et, ensuite, la routine reprend son cours. Pendant quelques mois, le téléphone reste calme. Avec Pâques, normalement, c’est le retour des beaux jours, des agapes familiales et la reprise des festivités populaires. Il est donc temps de renouveler le stock!
Il est aujourd’hui tellement indissociable d’un certain art de vivre à la luxembourgeoise que l’on pourrait croire que le crémant a toujours fait partie des célébrations. Or, il est une invention assez récente créée il y a tout juste trois décennies. Plus qu’une réussite, il s’agit d’un vrai coup de génie puisqu’avec l’arrivée du crémant, la Moselle a initié un virage à 180 ° qui l’a sortie d’une ornière devenant franchement inquiétante.
Avant 1991, la situation est difficile pour les vignerons. Traditionnellement, la production locale est tournée dans sa grande majorité vers la production de vins de soif destinés à être servis dans les bistrots. Les verres sont remplis d’elbling et de rivaner, deux cépages dont on pousse les rendements à l’extrême pour remplir le plus de cuves. La qualité de ces vins est très faible. Lors des années difficiles, les maturités sont tellement basses qu’il faut avoir la main lourde en chaptalisant (ajouter du sucre) lourdement pour qu’à l’issue de la fermentation alcoolique, on y trouve les degrés d’alcool attendus.
Le danger d’une surproduction
Preuve que ces vins entrent dans la catégorie du tout-venant et qu’ils ne possèdent pas vraiment d’identité propre, leur prix est fixé par l’État. Celui de la bière à la pression aussi, d’ailleurs. Pour qu’il monte, il faut que les vignerons en fassent la demande à l’État et que la profession justifie que les coûts de production ont grimpé. Ce système est aboli en 1993, de nouvelles réglementations économiques éditées par l’Union européenne interdisant ce contrôle des prix.
Mais le ver est dans le fruit. La mutation économique du Luxembourg est déjà bien lancée et le profil des consommateurs change. Les travailleurs de l’industrie et ceux des champs, grands consommateurs, sont de moins en moins nombreux et les employés du secteur tertiaire préfèrent se tourner vers d’autres flacons, plus qualitatifs. Justement, l’arrivée des supermarchés élargit l’offre de manière spectaculaire. Si le marché national s’effrite, celui de l’export également. Beaucoup de vins simples étaient envoyés dans le Benelux mais les vins allemands (notamment du Palatinat) arrivent et rognent la part des Luxembourgeois, qui écoulaient pourtant jusque-là leurs bouteilles sans problème. La surproduction menace et une grave crise guette.
Plusieurs vignerons voient le danger arriver et commencent à modifier l’encépagement. Ils arrachent ces ceps d’elbling et de rivaner qui ne rapportent plus grand-chose au profit de cépages nobles qui sont mieux valorisés (notamment le riesling). Mais la tendance d’un déclin inéluctable est lourde…
Le salut
La décision de créer une appellation propre au Crémant de Luxembourg est un vrai coup de maître au timing parfait. «Plus tôt, ça n’aurait peut-être pas marché et après, ça aurait sans doute été trop tard, relève le directeur de l’Institut viti-vinicole Roby Ley. Le crémant est arrivé pile au bon moment.»
Trois domaines se sont immédiatement lancés sur ce marché : Vinsmoselle avec sa marque Poll-Fabaire, Mathes (à Wormeldange) et Laurent & Rita Kox (à Remich). Ceux-là ont été les plus prévoyants puisqu’avec cette règle des neuf mois minimum passés sur lies, il fallait avoir un coup d’avance. Le marché répond tout de suite positivement. Il faut dire que Vinsmoselle, par exemple, a mis les moyens pour faire connaître ses nouvelles bulles. La coopérative sait qu’elle joue gros et elle ne sera pas déçue !
Puisque le secteur sait que son image doit se redorer, il crée un cahier des charges exigeant, calqué sur celui qui existe en France pour les crémants depuis longtemps déjà sur le marché (Alsace, Bourgogne, Loire…). Les rendements sont limités, les vendanges manuelles… Il ne faut surtout pas rater le lancement pour poser les bases solides qui pourront supporter le poids ce cette nouvelle notoriété appelée de tous les vœux.
Le démarrage très encourageant – même si les volumes sont réduits les premières années – amène les vignerons à bousculer leurs habitudes. L’intérêt de miser sur le crémant est évident : si plus personne ou presque ne veut d’elbling et de rivaner bon marché, tout le monde achète ces bouteilles vendues bien plus cher ! Économiquement, la viticulture luxembourgeoise vient de s’ouvrir la porte qui mène à son salut.
Pas si cher que ça
Pour satisfaire les consommateurs et parvenir à répondre à une demande qui ne s’accroît chaque année, les vignerons font évoluer leur encépagement. Le rivaner et l’elbling sont arrachés au profit des cépages qui permettent d’élaborer les meilleures bulles : l’auxerrois et le pinot blanc dans un premier temps, puis le pinot noir et le chardonnay ensuite. Le réchauffement climatique est ici un allié : quelques années plus tôt, ces variétés auraient été incapables d’atteindre régulièrement une maturité suffisante.
Aujourd’hui, il n’existe pratiquement pas de domaine sans crémant. La plupart en propose même plusieurs cuvées : un brut classique, un haut de gamme, un ou plusieurs monocépages (riesling, pinot blanc, chardonnay…). En 2016, l’appellation Crémant de Luxembourg s’est d’ailleurs complétée d’une catégorie «Crémant millésimé». Les bulles portant cette mention doivent patienter au moins 24 mois sur lies.
En moyenne, aujourd’hui, le crémant représente 25 % de la production nationale. Un pourcentage qui peut monter jusqu’à 75 % à certaines adresses. Mais son importance est plus grande encore en termes de chiffre d’affaires, puisque les marges sont souvent plus importantes que sur les vins tranquilles.
Cette fois, la Moselle viticole est représentée par un produit de haute qualité qui lui permet de regarder la concurrence droit dans les yeux. L’exigence portée sur les bulles a, dans un effet boule de neige, entraîné le reste de la production. Désormais, le niveau moyen des vins luxembourgeois est élevé et rares sont les mauvaises surprises. De toute façon, il n’y a pas vraiment le choix. Produire au Luxembourg coûte plus cher qu’ailleurs (à cause des salaires, notamment) et la seule option est de créer de la valeur ajoutée. Ce que les vignerons font… tout en restant mesurés. Car à qualité égale, les vins luxembourgeois sont loin d’être plus chers que ceux de la concurrence étrangère.