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Liaison Esch-Micheville : «il faut arrêter de penser en mode frontière»


Valérie Beausert-Leick, présidente du Département de la Meurthe-et-Moselle depuis cet été, a rencontré Xavier Bettel jeudi dernier (Photo : Carole Begel).

Valérie Beausert-Leick, présidente du Département de la Meurthe-et-Moselle, souhaite que la liaison Esch-Micheville soit l’occasion de «changer de logiciel» entre Français et Luxembourgeois.

Le ministre de la Mobilité et des Travaux publics, François Bausch, annonçait début novembre une liaison rapide entre Esch et Audun-Villerupt : un bus à haut niveau de service d’ici 2035, pour rallier le tram qui fera Esch-Luxembourg. Sans réelle concertation avec les élus locaux français et sans modalité de cofinancement avec un territoire aux moyens limités. Le lancement part mal. Mais, la présidente du Département 54, estime que les lignes peuvent bouger.

De quoi les politiques français sont-ils au courant concernant le projet de « superbus«  entre Esch et Micheville ? On a eu le sentiment d’un lancement très unilatéral, depuis le Grand-Duché.

Valérie Beausert-Leick : Il faut arrêter de penser en mode « frontière » pour enfin penser en mode « transfrontalier ». Cela implique une vraie coordination et un travail collectif sur les projets dont nous avons besoin, Français comme Luxembourgeois. Le mot « territoire » n’est pas une abstraction. C’est un écosystème qui fonde le quotidien des habitants : transports, logements, emplois, crèches… cet écosystème se moque des frontières. Nous arrivons à la fin d’un modèle, à force de raisonner en termes de « frontière ». Nous devons arrêter de fonctionner avec un ancien logiciel. Il y a un couac dans ce lancement. Mais nous parlons d’un projet à l’horizon 2035, il sera toujours temps de se rattraper.

Qui doit porter un tel projet du côté français ? L’État, la région Grand Est, les communes… vous, le Département ?

Ces échelons ont tous leur raison d’être en France. C’est une question de taille de population et d’échelon le mieux adapté pour chaque projet. Le Grand-Duché, en raison de sa population plus petite, peut se permettre des interlocuteurs uniques. Par ailleurs, tout n’a pas vocation à être réglé d’État à État, typiquement sur un projet de transport comme cette liaison rapide. Mais c’est de notre responsabilité, quand on s’adresse à l’interlocuteur luxembourgeois, d’apporter une réponse concertée. Je plaide pour une instance de concertation en Lorraine pour les questions liées au dialogue avec le Grand-Duché.

Vous avez rencontré Xavier Bettel jeudi. De quoi avez-vous parlé ? On a le sentiment que le Grand-Duché use de l’ancien logiciel jusqu’à la corde.

Je lui ai dit que le discours « gagnant-gagnant » devait s’accompagner d’un discours « donnant-donnant ». Le Luxembourg fournit des possibilités d’emplois, nous apportons une main-d’œuvre formée et des territoires qui se structurent comme ils peuvent avec le Luxembourg, c’est entendu. Mais après ? Quelle mobilisation des moyens financiers ? Quelle mutualisation pour être le plus efficace possible dans nos projets ? La discussion a été très ouverte et très positive avec Xavier Bettel. Je lui ai dit que nous avons des freins à lever avec notre gouvernement, sur des questions juridiques par exemple. Mais je lui ai dit que dans ce projet de « superbus », il n’y avait pas d’ambition. On ne peut plus fonctionner sur un modèle où ceux qui ont la ressource financière développent le projet, et on s’arrête à la frontière.

Je vous pose juste cette question : que veut-on pour notre territoire transfrontalier ?

C’est pourtant bien ce que nous a confié le ministère luxembourgeois de la Mobilité. Il est question de financer le superbus chacun de son côté. Quant à l’ancienne voie ferrée, le Grand-Duché y voit déjà la possibilité d’une voie verte de randonnée, sans trop savoir si le versant français suivra derrière.

Est-ce vertueux de penser comme ça ? Je vous pose juste cette question : que veut-on pour notre territoire transfrontalier ? Nous souhaitons rencontrer le ministre en charge des Transports, François Bausch. Je crois énormément au relationnel : les acteurs doivent se connaître, nous devons avoir la fierté de porter une ambition ensemble. Je suis peut-être idéaliste. Mais je suis sûre que nous dépasserons ces lignes.

Vous parliez d’un modèle qui a atteint ses limites. Lesquelles précisément ?

Du côté lorrain, notre limite est que nous dépendons de trois métropoles, dont une, puissamment attractive, se situe à l’étranger : Luxembourg. L’effort de décentralisation que nous demandons avec insistance au gouvernement français (NDLR : des moyens financiers et des échelons de pouvoir) est encore plus difficile à faire avec un gouvernement étranger.

Du côté luxembourgeois, il semble désormais très clair que la problématique du logement est un danger (NDLR : pénurie de logements de l’équivalent d’une ville comme Esch… et qui s’aggrave chaque année). Le changement de discours sur le transfrontalier, en peu de temps, provient notamment de là.

Les deux côtés ont donc intérêt à changer l’ancien logiciel. Les habitants nous le demandent : c’est l’attractivité d’un territoire qui se joue. La nouvelle génération ne veut plus perdre trois heures par jour dans les transports. J’y ajoute une autre dimension : l’urgence climatique. Nous ne construirons pas de bonne politique environnementale avec un territoire qui avance à deux vitesses.

C’est intéressant de parler de métropolisation. Vous avez dit être une idéaliste. Mais est-ce vraiment idéaliste que de penser l’investissement à l’échelle réelle d’un territoire, et non pas que d’un pôle central ? Imaginons que Bordeaux, souvent citée comme métropole vertueuse, soit traversée par une frontière au lieu d’avoir la Garonne : ça serait catastrophique. C’est cet étouffement, le Luxembourg aujourd’hui.

Bordeaux a aussi ses problèmes, notamment de transports. Mais pour poursuivre sur l’idée, je suis profondément girondine : le jacobinisme, soit l’État centralisé, ne permet pas d’agir sur les bons champs de compétence. La cohérence, c’est de décentraliser ce qui doit l’être. Je note d’ailleurs que l’État français vient de nommer un ambassadeur à la prochaine conférence intergouvernementale franco-luxembourgeoise (NDLR : celle-ci devait se tenir à l’automne, mais a été mystérieusement annulée pour cause de Covid. On peut supposer que des désaccords subsistaient). Philippe Voiry va avoir un rôle de facilitateur à jouer, y compris je le souhaite, en étant à l’écoute des territoires et des départements.

En parlant de départements et pour conclure : quelle coordination entre le 54 et le 57 sur l’idée d’un collège transfrontalier? On ne comprend plus bien. L’idée avait été lancée par Mathieu Klein (ex-président de la Meurthe-et-Moselle) il y a quelques années, elle est maintenant annoncée par Patrick Weiten (président de la Moselle)…

Je dis banco ! Patrick Weiten souhaite que le projet se fasse à Micheville, un territoire partagé entre la Moselle et la Meurthe-et-Moselle. Nous allons nous rencontrer prochainement, et nous savons faire, puisqu’il y a déjà eu le projet partagé de la caserne de pompiers.

Entretien avec Hubert Gamelon

2019 : plus de 1,6 milliard d’euros apportés par les frontaliers français

Des frontaliers attendant le train en gare de Thionville (Photo d’archives : Pierre Heckler / RL)

Des Luxembourgeois et même des Lorrains s’interrogent encore sur la légitimité d’un partage des financements. Il faut partir de deux points de vue pour comprendre cela. Côté pile, le Grand-Duché conserve tous les impôts sur le revenu des frontaliers (ainsi que ceux sur la richesse créée, type ICC). Pourtant les frontaliers sont majoritairement à la charge des territoires voisins : toutes les dépenses publiques qui peuvent être faites quand quelqu’un vit à un endroit (école des enfants, routes, services variés, etc.). Il y a donc une forme de plus-value indue pour le Luxembourg, qui pousse d’ailleurs une grande partie des États d’Europe à partager l’impôt des frontaliers ailleurs, soit d’État à État (par exemple : France-Allemagne), soit indirectement entre entités territoriales concernées (Genève et Haute-Savoie, parties suédoise et danoise de l’Oresund, Tessin et Nord italien, etc.).
Pour la seule année 2019, selon nos calculs, et pour les seuls impôts directs, les frontaliers français ont ainsi abondé au budget de l’État luxembourgeois à hauteur de plus de 1,6 milliard d’euros. C’est colossal !
Dans le même temps, les territoires frontaliers les plus proches (communes et intercommunalité) se voient privés d’un manque à gagner : ils ont les habitants à loger, mais ils n’ont pas les entreprises liées, ce qui constitue un manque à taxer (ancienne taxe professionnelle). Ces territoires n’ont jamais eu vocation à toucher l’impôt sur le revenu, que l’on soit clair : il est centralisé au niveau de l’État. Mais on voit bien qu’il y a d’un côté une plus-value indue, et de l’autre une perte (souvent assumée par l’État français, qui vient au secours des communes les plus démunies). Et aucune intercommunalité transfrontalière pour rétablir une forme de péréquation fiscale ! D’où la légitimité d’un débat sur le fléchage des investissements. L’association Au-delà des frontières (ADF) estime d’ailleurs qu’il faudrait raisonner par système de compensation fiscale, soit une sorte de budget propre, plutôt que projet par projet : l’approche de l’investissement ponctuel sur des infrastructures, si elle est louable, ne répond pas au besoin de fonds de roulement des communes pour assumer la résidentialisation de la main-d’œuvre frontalière, d’une façon plus globale.

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