En novembre, Tax Justice Network ciblait le Luxembourg dans le top 3 des pays d’Europe ayant une pratique fiscale illégitime. Deux responsables du réseau reviennent sur le sujet avec des questions accessibles.
Les enjeux de la fiscalité internationale ne doivent pas être réservés à une élite : ils ont un impact concret sur nos vies. C’est dans cette démarche que nous avons sollicité Tax Justice Network, un réseau international de chercheurs à l’origine du rapport «The State of Tax Justice 2020» (l’état de la justice fiscale en 2020), publié en fin d’année. Il ne s’agit pas de jeter le Grand-Duché en pâture à un tribunal médiatique. Mais de tenter de comprendre ce qui nourrit un système dont nous dépendons tous, résidents comme frontaliers. Les réponses sont le fruit d’échanges avec Luke Holland (Paris, membre de Tax Justice Network) et Jean-Sébastien Zippert (Luxembourg, membre du Collectif Tax Justice Lëtzebuerg).
Le Grand-Duché est cité à longueur de pages dans votre rapport. Quel est le problème principal ?
Le Luxembourg, la Suisse et les Pays-Bas sont les trois pays d’Europe continentale dont la législation facilite le plus l’évitement fiscal pour les multinationales. Leurs législations permettent de recevoir sur leur territoire des personnes morales qui n’ont pas d’activité propre dans le pays. Concernant le Luxembourg, même si la loi holding de 1929 n’a plus cours, son esprit règne toujours, comme nous avions pu le voir avec le procès LuxLeaks. Il est logique que ces trois pays apparaissent de manière très fréquente dans le rapport du réseau Tax Justice Network. Ceci pose la question de la légitimité et non de la légalité de ces législations. Ces pratiques permettent par ailleurs à des entreprises de grande taille de concurrencer tout à fait déloyalement des PME qui sont, rappelons-le, encore les premiers acteurs de l’économie… et en tout cas, les premiers employeurs toutes catégories d’entreprises confondues.
Pourtant, le directeur de l’OCDE a déclaré en 2019 que le Luxembourg n’était plus un paradis fiscal. Le ministre des Finances, Pierre Gramegna, explique régulièrement que les rescrits fiscaux (tax rulings, sorte de marchandage avec l’État sur le taux d’imposition) sont moins nombreux et que d’autres pays en font. Comment interpréter ces jugements ?
Avant tout, reconnaissons que les efforts effectués par le Luxembourg et les pays de l’OCDE ne viennent pas de la bonne volonté des États. C’est la pression publique, organisée par les citoyens et les mouvements de la société civile, qui a compté. On peut raisonnablement estimer que si Antoine Deltour et Raphaël Halet, lanceurs d’alerte à la base du procès Luxleaks, n’avaient pas effectué ce travail de mise à la disposition du public des tax rulings luxembourgeois, l’État ne se serait pas empressé d’y mettre un terme. Souvenons-nous dans quelle ampleur les tax rulings ont été employés par le Luxembourg jusqu’en 2014…
Quoi qu’il en soit, ces efforts restent insuffisants. Nous pouvons faire un parallèle entre la lutte contre l’évitement fiscal et la lutte contre le changement climatique, au niveau aussi bien européen que national. L’ampleur des réformes mises en place par l’UE et l’OCDE pour une meilleure justice fiscale est sans commune mesure avec les efforts qu’il faudrait accomplir pour instaurer un rapport pays par pays visant à établir une justice fiscale effective au niveau mondial (NDLR : déclaration pays par pays des résultats économiques et comptables effectivement réalisés par les entreprises). Ces propositions avaient été promues dès 2002 par le Tax Justice Network, puis reprises ensuite par l’OCDE.
«Ces efforts restent insuffisants»
Il y a deux ans, nous avions pu rencontrer un conseiller d’un Big Four du Luxembourg. À la question de néophyte « quelle est la différence entre le Luxembourg et les Bermudes par exemple ? », il nous avait répondu : « Là-bas, c’est le Far-West. Nous, on crée de la substance. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’il y a de plus en plus de boulot : les lois sont toujours plus contraignantes, notamment au niveau de l’UE. On doit donc embaucher toujours plus de spécialistes pour être dans les clous. » C’est ça l’astuce, une question d’habillage ?
Il faut comprendre la question du système complexe de l’évitement fiscal comme une version légale du système utilisé pour le blanchiment d’argent d’origine criminelle (cf. le rapport « FinCEN Files » paru en septembre). Pour que celui-ci puisse bien fonctionner, il faut que les capitaux franchissent plusieurs territoires en plusieurs étapes. D’où l’intérêt de disposer à la fois de places offshore avec une gouvernance solide et une réglementation internationale (typiquement le Luxembourg), mais aussi de places offshore complètement dérégulées pour effectuer les opérations les plus critiques d’un point de vue légal. L’un ne fonctionne pas sans l’autre : même si les acteurs du crime organisé et les grandes multinationales poursuivent des objectifs différents, ils se retrouvent dans leur volonté d’échapper à la législation de leur pays et ont besoin pour ceci d’un système opaque permettant cette dissimulation.
On pourrait objecter deux arguments. Tout d’abord, un petit territoire n’a pas besoin de taxer fortement les entreprises. Si nous avons sept lignes de train et quatre centres hospitaliers, pourquoi prendre plus qu’il ne faut ? Chacun joue avec ses avantages. Ou alors, demain, nous dénonçons le fait que l’Italie possède trop de paysages magnifiques, ce qui est insupportable pour la concurrence touristique.
Le fondement de la justice fiscale n’est pas le taux d’imposition que le Luxembourg entend mettre en place pour taxer les sociétés qui produisent de la richesse sur son territoire par une véritable activité économique. Le problème est l’impôt évité par les sociétés qui rapatrient les bénéfices réalisés en dehors du territoire luxembourgeois, et qui paient ainsi un montant infiniment inférieur au taux de l’impôt sur les sociétés auquel elles devraient être soumises. Pour reprendre votre exemple : ce serait comme si l’Italie annexait tout le pourtour de la Méditerranée pour l’exploitation touristique des plages et l’exploitation des zones de pêche. Il est évident que cette annexion poserait certaines difficultés entre l’Italie et tous les autres pays méditerranéens !
Bien. Mais deuxièmement, le gouvernement luxembourgeois est ouvertement libéral. C’est un choix démocratique. À partir de quel moment on franchit la frontière avec des comportements inacceptables ?
Il suffit de revenir au principe fondamental posé par l’un des pères du libéralisme, Adam Smith. Dans ses propos, il n’était pas acceptable qu’un acteur économique, dans un marché donné, dispose d’un pouvoir tel qu’il empêcherait une forme de concurrence. C’est un paramètre indissociable de sa fameuse « main invisible ». C’est d’ailleurs sur cet aspect que la commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, a décidé d’attaquer les multinationales comme Amazon (basé au Luxembourg), Fiat, etc. : par le fait que leur évitement fiscal constitue une distorsion insupportable de la concurrence libre et non faussée, qui est un principe fondamental de l’Union européenne et dont les partis libéraux se revendiquent systématiquement.
Le taux affiché d’imposition des entreprises n’est d’ailleurs pas si doux au Luxembourg. Et l’imposition minime des fonds d’investissement est plus forte que chez le concurrent irlandais…
Absolument. D’ailleurs le rapport du Tax Justice Network estime que le Luxembourg n’est pas forcément un pays gagnant dans la course au moins-disant fiscal, au niveau de la concurrence internationale. On peut reprendre cette analogie mortifère pour toutes les formes de dumping, qu’il soit social ou environnemental : les effets finissent toujours par être négatifs. C’est pour ça qu’il est temps de réfléchir à notre modèle de fiscalité européen, afin de sortir de la prédation financière. Nous savons qu’à terme ce modèle va aggraver les inégalités économiques, lesquelles pourront générer des conflits. L’historien britannique Adam Tooze a bien théorisé ceci dans le cas des inégalités qui ont largement facilité l’avènement des deux conflits mondiaux du siècle dernier.
«Dans les faits, ces personnes freineront toute législation ambitieuse»
Dans votre rapport, on voit que ce sont des gros pays qui subissent l’évitement fiscal : Allemagne, France, États-Unis, Royaume-Uni et Brésil. Ce top 5 a un poids politique certain, des centaines de milliards d’euros sont en jeu. Pourquoi les choses ne changent pas ?
Pour répondre à cette question, il faut regarder les personnes qui sont au centre des décisions des parlements nationaux et européens sur les questions de la fiscalité. Nous pouvons citer les travaux du sociologue Geoffrey Geuens repris dans son livre Tous pouvoirs confondus (éditions EPO, 2003). Il y a près de 20 ans, il expliquait déjà que toutes les personnes qui ont le pouvoir de décision – pas uniquement les élus politiques mais aussi les hauts fonctionnaires de l’Union européenne par exemple – font partie d’une classe sociale qui cumule le capital financier, culturel et symbolique. Cette forme d’oligarchie est directement liée aux intérêts et à la propriété des grands groupes financiers et industriels qui profitent de l’évitement fiscal. Dans leur discours, ces personnes vont condamner l’évitement fiscal, mais dans les faits, elles freineront toute législation ambitieuse visant à réguler sérieusement cette question.
C’est un gâteau dans lequel tout le monde croque, donc. Notons d’ailleurs, pour la France et l’Allemagne, que ces deux États aident directement le Luxembourg d’un point de vue fiscal, en n’exigeant aucun partage de l’impôt sur le travail des frontaliers, ce qui est pourtant la norme à d’autres frontières.
Cette injustice de fait entre les non-résidents au Luxembourg et les autres salariés résidents a été depuis longtemps dénoncée par les grands syndicats luxembourgeois (NDLR : pas à notre connaissance. La problématique est la suivante : l’impôt est levé sur 100 % des actifs, mais n’est investi que dans le périmètre du pays. 47 % des actifs, les frontaliers, vivent ailleurs et profitent donc peu ou pas de ces investissements publics). Le problème est encore plus flagrant quand on regarde les questions liées à l’assurance chômage et au paiement des retraites. Ce modèle n’est clairement pas viable et les caisses de pension luxembourgeoises seront épuisées d’ici 2040 avec un maintien du statu quo.
Ce que vous appelez « l’axe de l’évasion fiscale » est-il à échelle variable dans sa façon de fonctionner ? Quelle grande différence entre les Pays-Bas, le Luxembourg et la Suisse par exemple ?
Rappelons avant tout que la Suisse n’est, contrairement aux Pays-Bas et au Luxembourg, pas membre de l’Union européenne. Elle est donc beaucoup plus libre de ses législations pour favoriser les exilés fiscaux personnes physiques comme personnes morales sur son territoire. Par ailleurs, les Pays-Bas sont beaucoup plus agressifs que le Luxembourg sur la question de l’évitement fiscal des multinationales. Notre dernier rapport montre que les Pays-Bas sont le troisième État du classement mondial (après les îles Caïmans et le Royaume-Uni) en termes de soustraction de recettes fiscales au reste du monde.
Ce système se renforce-t-il, ou alors va-t-il à sa perte ? Certains Luxembourgeois de l’intelligentsia disent que le pays n’est plus souverain, que tous les choix sont tenus par l’impératif d’édicter les bonnes lois fiscales.
Le premier risque pour l’économie luxembourgeoise est d’être trop dépendant du seul revenu lié aux services financiers. Celui-ci inclut, outre les recettes fiscales liées à l’évitement fiscal des transnationales, toutes les recettes fiscales liées à l’industrie financière située sur son territoire. Il n’est jamais sain pour un pays d’être trop dépendant d’une seule catégorie de revenus. De plus cette manne fiscale pèse sur les choix politiques d’un pays souverain : ce n’est pas à terme une bonne chose, en raison de l’aggravation des inégalités entre grosses et petites entreprises. Avec la pandémie, de nombreuses PME et petits commerces seront amenés à faire faillite. Il faut donc revoir complètement le schéma, d’un point de vue aussi bien de justice fiscale que de redistribution des richesses, pour permettre au Luxembourg comme à ses pays voisins d’entrevoir un système de coopération plus avantageux pour tout le monde. Bien sûr, cela nécessitera une prise de conscience forte de la population et un courage politique énorme, qui n’est hélas pas d’actualité.
Au Luxembourg, ces rapports sont souvent mal reçus. Beaucoup d’habitants ont le sentiment de travailler dur, que ce soit sur les chantiers ou pour tenter de briller dans des sports internationaux par exemple. Il y a cette mentalité, au sens noble du terme, d’anciens paysans : il faut labourer la terre. Que diriez-vous à ces habitants-là, si vous les aviez en face ?
Nous leur dirions qu’ils ont raison d’être fiers de travailler dur et de bénéficier des fruits de leur propre travail et non d’une rente fiscale. Ce sont rarement les résidents d’un paradis fiscal, quelles que soient leurs activités professionnelles, qui sont les premiers bénéficiaires de l’évitement fiscal, y compris en considérant le surplus de recettes fiscales dont le Luxembourg bénéficie pour ses investissements propres. Au contraire, les résidents d’un paradis fiscal subissent tous les inconvénients liés à la spéculation immobilière qui, rappelons-le, est à l’origine du problème social numéro un du Luxembourg. Même des personnes disposant d’un revenu stable sont touchées. À tel point qu’un nombre croissant d’habitants sont amenés à s’expatrier dans les pays voisins. Nous constatons le même problème avec certains résidents suisses qui viennent s’expatrier dans les pays voisins du fait de la cherté de la vie dans ce pays.
Entretiens avec Hubert Gamelon
L’évasion fiscale en chiffres
• L’évitement fiscal coûte chaque année 427 milliards de dollars en recettes fiscales aux États du monde.
• 57 % de cette manne correspond à des bénéfices transférés dans des «paradis fiscaux» (terme employé dans le rapport) par des sociétés multinationales. L’autre partie résulte de l’évitement fiscal réalisé par des individus fortunés.
• Le Luxembourg est classé comme 4e pays mondial «contributeur aux pertes fiscales des autres pays» par Tax Justice Network (TJN). Le numéro 1 reste les îles Caïmans.
• Pour chaque dollar de recette fiscale perçu par l’un des paradis fiscaux du rapport, dont le Luxembourg dénoncé comme tel, le monde perd 4,04 dollars.
• Les pertes sont proportionnellement plus fortes pour le budget des pays pauvres, dénommés «pays à faible revenu» dans le rapport. En valeur absolue, ce sont en revanche majoritairement des pays à revenu élevé (moyens ou riches) qui subissent l’érosion fiscale (382,7 milliards de dollars par an). TJN dénonce des impacts concrets sur le développement des systèmes de santé par exemple.
• 55,4 % de l’abus à l’impôt sur les sociétés à l’échelle mondiale s’opère dans «l’axe de l’évasion fiscale», comme le nomme Taxe Justice Network : «l’araignée» Royaume-Uni (avec ses territoires d’outre-mer et dépendances), les Pays-Bas, la Suisse et le Luxembourg.
• À titre indicatif, le chiffre n’émane pas du rapport, mais il montre nos incroyables capacités financières : Luxembourg-Ville (123 000 habitants) va bénéficier d’un budget d’investissement de 421,7 millions d’euros en 2021. Une ville française dynamique, comme Bordeaux (262 000 habitants, deux fois plus peuplées que Luxembourg-Ville), disposera d’un budget d’investissement de 162 millions d’euros pour 2021.
Cette chasse aux sorcières est pénible et les vieux préjugés ressortent régulièrement. Il s’agit du fonds de commerce récurent d’ONGs financées par
l’argent public. Le Luxembourg n’est plus un paradis fiscal, la fiscalité des personnes physiques et morales est souvent plus lourde que celle
d’autres pays membres de l’OCDE. Pourquoi ne pas voter ici une Loi qui permettrait de sanctionner de telles fake news ? Il devient urgent de
cesser de financer ces associations « sans but lucratif ».