Dans un rapport publié début février, Europol, l’office de police criminelle intergouvernemental européen, a tiré la sonnette d’alarme à propos des billets de 500 euros. Au passage, il a égratigné le Luxembourg.
À l’heure de la dématérialisation des échanges, jamais l’Europe n’a produit autant d’argent liquide. Et le Luxembourg n’est pas le dernier à participer à la course au cash. Pour Europol, il ne fait quasiment aucun doute que les grosses coupures servent avant tout au blanchiment d’argent et aux trafics. Dans son rapport Pourquoi l’argent liquide est toujours roi ?, l’office tente d’expliquer cette prégnance des billets à haute valeur faciale.
«Le blanchiment d’argent et le liquide ont la préférence des criminels depuis des décennies, écrit Rob Wainwright, le directeur d’Europol, en introduction. C’est précisément ce qui rend les informations de ce rapport intéressantes : alors que la criminalité change, notamment avec l’aide des nouvelles technologies, les techniques de blanchiment détectées par les forces de l’ordre font encore largement appel aux techniques traditionnelles et notamment à l’argent liquide.»
Facile à transporter, impossible à détecter ou presque, le cash est l’apanage des trafiquants. Et le billet de 500 euros, leur outil de prédilection.
Au Luxembourg, la Banque centrale (BCL) a produit 59,7 millions de billets en 2013 pour un montant de 87,5 milliards d’euros… contre 18 millions de billets (76,4 milliards d’euros) en 2012. Cela fait du Grand-Duché le quatrième émetteur européen de liquidités, derrière l’Allemagne (461,5 milliards), l’Italie (144,7 milliards) et la France (102 milliards). Le genre de statistique à même de jeter le doute sur le pays, dont les moindres mouvements financiers sont auscultés par le monde entier.
La planche à billets luxembourgeoise chauffe au point de faire beaucoup de fumée. Quand l’Allemagne émet 16 % de son PIB en argent liquide, le Luxembourg atteint un taux de 194 %. Et comme il n’y a jamais de fumée sans feu, l’utilisation de ces liquidités interroge.
Pour le ministre des Finances, Pierre Gramegna, interpellé à ce sujet par le député socialiste Franz Fayot, «le critère du ratio entre le volume émis d’une part, et le PIB d’autre part, n’est guère pertinent. Pour mettre les chiffres avancés dans leur contexte, il convient de prendre en compte notamment la situation particulière du Luxembourg comme une des plus importantes places financières en Europe, ainsi que le degré d’ouverture de son économie, pour ne citer que ces éléments.»
Pas de plafond de dépense
Une explication suffisante? Pas nécessairement, d’autant que, dans son rapport 2013, la BCL écrit qu’en ce qui concerne la coupure de 500 euros, «le nombre de billets mis en circulation au Luxembourg a augmenté, poursuivant l’évolution constatée au cours des années précédentes, alors qu’au niveau européen la demande pour cette coupure a légèrement diminué.» Un paradoxe, puisque les Luxembourgeois sont parmi les Européens qui utilisent le moins d’argent liquide, selon une étude de la Banque centrale européenne.
Ces grosses coupures s’envoleraient donc du Grand-Duché en grandes quantités, à moins qu’elles ne soient enfermées dans quelque coffre-fort des nombreuses banques de la place, «une des plus importantes en Europe», comme aime à le souligner Pierre Gramegna. Aucune statistique n’existe pourtant sur ces liquidités. Et c’est bien là que le bât blesse. «Peut-être que l’information la plus importante de cette étude, c’est que nous manquons cruellement d’information sur l’utilisation des liquidités en euro», commente Jan Op Gen Oorth, responsable de la cellule communication d’Europol.
Sans preuve aucune, Europol ne peut que lancer des pistes. Comme celle qui fait de l’argent liquide l’outil privilégié par les mafias de tout bord. Car contrairement aux virements, bien virtuels, les billets peuvent être facilement contrôlés lors des transactions frauduleuses. Et ils peuvent être écoulés discrètement, dans la durée, sur le marché. Même les billets de 500 euros dans les pays qui n’ont pas de plafond de paiement en liquide. Le Luxembourg en fait partie.
Au Grand-Duché, les enseignes de luxe de la capitale, à l’instar des bijouteries et des concessions de voitures à forte cylindrée, acceptent les paiements en liquide, quel que soit le montant. Comme en Allemagne ou en Autriche, mais contrairement à la Belgique, où les achats en liquide sont plafonnés à 3 000 euros, ou à la France, à 15 000 euros pour les non-résidents.
Mais ce ne sont pas quelques millions d’euros de transactions en cash qui vont expliquer les milliards d’euros imprimés chaque année. En Europe, seulement 34 % de l’argent dépensé l’est en liquide. Or chaque année, 1,5 milliard d’euros sont saisis par les autorités. Une goutte d’eau dans un océan de grosses coupures.
Pas au distributeur
Pour obtenir des grosses coupures, inutile de tenter sa chance auprès d’un des distributeurs de billets du Luxembourg. Au mieux, des billets de 100 euros sortiront de la machine, mais pas de coupures de 200 ou 500 euros. C’est au guichet des banques qu’il faut donc faire sa demande, parfois plusieurs jours en avance pour mobiliser les fonds. Comme quoi, il est possible de tracer avec efficacité les billets de 500 euros. Encore faut-il le vouloir dans un pays où le secret bancaire est roi.
Le poids de l’argent
Si le billet de 500 euros est si populaire, c’est parce qu’il permet de transporter des sommes conséquentes dans des bagages classiques.
Enroulés comme des cigarettes, cachés dans des sièges de voiture ou tout simplement empilés dans des valises, les billets de 500 euros sont parfaits pour contourner les lois.
Les grosses coupures ont toujours eu les faveurs des criminels de tout bord. On les comprend quand on s’amuse à peser des billets. Un million d’euros en billets de 500 euros pèsent 2 kilos. Cela signifie qu’une valise de 30 kilos peut contenir… 15 millions d’euros. Pratique et discret.
En comparaison, un million d’euros mais en billets de 100 dollars, la plus grande valeur faciale du billet vert, pèse 11 kilos, ce qui disqualifie la monnaie américaine pour les trafics. Les clichés transportés notamment par Hollywood ont la vie dure, mais les mules en charge de transporter l’argent savent que le dollar pèse plus lourd sur leur dos. Son seul avantage est qu’il est beaucoup plus facile à écouler sur le marché que des euros qui n’ont pas encore conquis le monde.
Au jeu des devises qui ont su se faire un nom dans le marché noir, d’autres ont réussi à tirer leur épingle du jeu. Le billet de 10 000 dollars de Singapour, la cité-État qui apparaît régulièrement dans les affaires de blanchiment d’argent, possède une des plus fortes valeurs faciales. Sa production a été arrêtée le 1er octobre 2014, mais les billets en circulation ont toujours cours tant qu’ils ne sont pas retirés de la circulation par la banque centrale.
Un billet de 5 000 francs suisses ?
Le développement de systèmes électroniques sécurisés de transferts de fonds a réduit la nécessité des importantes transactions en liquide», avait alors confié Ong Chong Tee, directeur adjoint de l’Autorité monétaire de Singapour. Il n’empêche, l’argent liquide semble avoir de beaux jours devant lui.
n témoigne cette proposition de deux élus du canton de Zoug, en Suisse, qui ont annoncé début février qu’ils souhaitaient qu’un billet de 5 000 francs suisses soit mis en place par la banque centrale helvète. 5 000 francs suisses, soit près de 4 600 euros. La motion des élus Philip Brunner et Manuel Brandenberg, rapportée par le journal suisse Blick, vise à «renforcer l’attractivité de l’argent liquide et de l’initiative individuelle».
Cette motion a peu de chances d’aboutir, mais démontre que les pays classés dans la catégorie des paradis fiscaux aiment l’argent liquide. D’ailleurs, le plus gros billet suisse, le billet de 1 000 francs, soit 912 euros, est un des plus valorisés au monde.
Mais moins une monnaie a cours, moins elle est intéressante pour le trafic. Autant le dollar américain trouve preneur dans le monde entier, autant le dollar singapourien ou le franc suisse peuvent être plus difficiles à échanger.
Depuis la loi du 27 octobre 2010, le Luxembourg demande aux personnes qui embarquent à l’aéroport du Findel de déclarer toute somme de liquide supérieure à 10 000 euros. «Les informations sont fournies par écrit sur formulaire de déclaration mis à la disposition du déclarant par l’Administration des douanes et accises», précise le texte. Ce formulaire sert aussi en cas de transit par le Grand-Duché ou si l’argent franchit la frontière par la route ou le rail.
En pratique, 195 déclarations ont été transmises aux douanes du Findel en 2015. Cinquante et une dans le cadre du règlement européen, c’est-à-dire pour des non-résidents, et 144 pour des résidents. Soit une déclaration tous les deux jours ou presque.
Un chiffre à mettre en comparaison avec les 24 000 déclarations recensées en France entre 2007 et 2009 ou même les 50 000 déclarations reçues par les douanes allemandes dans le même laps de temps, selon des statistiques de la Commission européenne.
Henri Nimax, inspecteur-chef de division des douanes luxembourgeoises, a une explication, qui dépasse celle de la taille du pays. «Les textes prévoient que la déclaration doit se faire au premier point d’entrée ou au dernier point de sortie de l’Union européenne», précise-t-il. Or le Luxembourg est rarement un de ces points, puisque le Findel est principalement desservi par des vols moyen-courriers au sein de l’Union européenne. Ceci expliquerait cela.
D’autant que lorsqu’un passager passe à la douane pour entrer sur le territoire, il doit juste répondre aux douaniers qui lui demandent d’abord s’il a quelque chose à déclarer, puis s’il a de l’argent liquide.
Reste que les trafiquants de tout bord savent qu’il est plus simple d’enregistrer une valise remplie de billet et de passer en transit dans un autre pays avant de franchir les frontières de l’Union. Rarement, les douanes des grands aéroports européens s’attardent sur les bagages en soute déjà enregistrés, qui suivent tranquillement leurs propriétaires.
Les douanes luxembourgeoises disposent pourtant des outils nécessaires pour détecter l’argent liquide. «Nous avons un berger malinois dressé pour reconnaître l’odeur de l’argent», continue le douanier. Oui, l’argent a bien une odeur et Cash, le bien nommé, la connaît. Mais une bonne dose de parfum et un bon emballage peuvent aussi dérégler le plus fin des limiers.
Christophe Chohin