La sortie de quatre films courts de Wes Anderson sur Netflix questionne le potentiel, pour le streaming, de réveiller la radicalité des auteurs.
Pour ses deux très longs métrages, The Irishman (2019) et le prochain Killers of the Flower Moon – 209 et 206 minutes, respectivement –, Martin Scorsese s’en est remis à la flexibilité des plateformes de streaming, peu soumises aux contraintes de temps et de format. Si c’est Apple TV+ qui distribuera son nouveau film (après une sortie mondiale négociée en partenariat avec Paramount, le film étant attendu le 18 octobre dans les salles du Luxembourg), le réalisateur new-yorkais, formidable observateur du cinéma contemporain et de ses évolutions, avait fait jaser en s’associant à Netflix pour son ultime film de mafia qui réunissait les monstres sacrés Robert De Niro, Joe Pesci et Al Pacino. En cause, selon le cinéaste, la frigidité des gros distributeurs – les mêmes qui s’enrichissent grassement avec le succès de blockbusters de plus en plus longs… et formatés. L’association Scorsese-Netflix avait donc laissé sous-entendre que les plateformes pouvaient être un terrain de jeu unique pour les cinéastes aguerris, leur offrant carte blanche, et la possibilité de trouver une nouvelle voix en encourageant la liberté d’expérimenter la forme.
Or, durant les quatre années qui séparent les deux fresques monumentales de Martin Scorsese, force est de constater que peu d’auteurs reconnus ont franchi ce cap. Un certain nombre a trouvé son bonheur chez Mubi, en se tournant plutôt vers des formats courts : Carlos Saura, Yórgos Lánthimos, Peter Strickland, Radu Jude, Luca Guadagnino, Larry Clark, Pedro Almodóvar. Mais la plateforme fait seulement là figure de distributeur. Dédiée au cinéma d’art et essai, son public préférentiel reste, en outre, une niche – une exception : le western d’Almodóvar, Strange Way of Life, qui a eu les honneurs d’une exploitation en salle (fait rare pour un film de 31 minutes), a été distribué sur le grand écran par Pathé, et sur Mubi pour le petit. Ainsi, Netflix sortait fin septembre quatre formats courts signés Wes Anderson, une première pour un réalisateur célébré dans le monde entier, tout comme pour le mastodonte des plateformes de streaming.
Anderson et Roald Dahl, une histoire de symétrie
Chaque film de Wes Anderson est un évènement, c’est vrai : l’occasion d’être une fois de plus séduit (ou irrité) par sa poésie millimétrée, son subtil mélange d’humour et de mélancolie, ses couleurs pastel, ses castings XXL… Le réalisateur incarne la quintessence d’un cinéma strictement d’auteur, mais à l’attention de tous les publics, au point d’être devenu une icône de la pop culture : c’est un Américain (un vrai, un Texan pur jus) et sa filmographie témoigne d’une signature d’auteur reconnaissable en un plan, qui, au fil des œuvres, propose d’intéressantes variantes stylistiques (The Grand Budapest Hotel, 2014; Isle of Dogs, 2018), quitte à se cantonner à «faire du Wes Anderson» sans grands enjeux (The French Dispatch, 2021).
Netflix n’est pas vraiment une planche de salut pour Anderson, qui sort du succès d’Asteroid City, dans la foulée de sa présentation en compétition à Cannes. C’est plutôt un alignement de planètes, provoqué par l’acquisition par la plateforme des droits de tous les écrits du romancier britannique Roald Dahl, célèbre notamment pour Charlie et la chocolaterie et Matilda. Un auteur dont Wes Anderson, qui a des airs de Willy Wonka, est un grand fan; sommet de sa filmographie, le conte animé Fantastic Mr. Fox (2010) marquait sa première aventure sur les terrains de la stop-motion ainsi que sa première adaptation littéraire. D’un roman de Roald Dahl, donc, avec qui il semble avoir beaucoup en commun. Pour le New York Times, il se souvenait de l’écriture de Fantastic Mr. Fox alors qu’il était en résidence dans la demeure de l’auteur mort en 1990 : «Ce refuge d’écrivain était encore rempli de ses affaires, laissées intactes.» Un endroit «rempli de choses intéressantes à regarder» : «Je me souviens d’un portrait de Lucian Freud par Francis Bacon, à côté d’un portrait de Francis Bacon par Lucian Freud.» Encore une histoire de symétrie…
Cruauté inédite
En revenant à des amours lointaines mais qui ne l’ont jamais quitté (The Wonderful Story of Henry Sugar est tiré d’une nouvelle que Wes Anderson tente d’adapter depuis plus de quinze ans), Wes Anderson met son art au service des mots de Roald Dahl, maintenus tels quels, à la virgule près. Le premier signe d’un cinéaste qui réécrit les règles de son propre style archicodifié, en s’amusant avec une autre forme propre aux plateformes de streaming, celle du livre audio : les quatre nouvelles sont lues et jouées en entier par les acteurs, les textes originels servant à la fois de scénario et de dialogues. À l’extrême dépouillement de l’exercice scénaristique s’ajoute celui du style Wes Anderson : une poignée d’acteurs que l’on retrouve d’un film à l’autre (Benedict Cumberbatch, Ben Kingsley, Rupert Friend…); une déconstruction en «live» des artifices du cinéma, avec changement de décors et de costumes face caméra; ou encore une réflexion inédite sur la figure de l’auteur (Roald Dahl en personne, joué dans les quatre films par Ralph Fiennes).
Tout en se renouvelant dans la forme, Anderson fait là aussi une plongée unique dans un univers sombre, comme ne l’indiquent pas les couleurs vives et les pastels qui continuent d’illuminer ses plans. Plus c’est court, plus c’est cruel (et, donc, politique) : The Swan est sans doute le plus âpre, avec un récit de l’enfance (raconté par le personnage adulte) placé sous le signe du harcèlement et de la violence, dans un décor à la fois typique de ses films et durement ancré dans la réalité. Avec Poison (déjà adapté en 1958, en format court et pour la télévision, par Alfred Hitchcock), il fait d’un récit quasi horrifique une variation autour de son Darjeeling Limited (2007), tandis que Ratcatcher se déroule comme une enquête autour d’un personnage trouvant le plaisir dans la perversité. Quant à Henry Sugar, qui fait office de pièce de résistance, il s’agit simplement de l’exercice de style le plus audacieux du cinéaste : une fresque d’aventure traversant les époques et le pays, comprimée sur un peu plus d’une demi-heure. C’est un exercice radical auquel s’est prêté Wes Anderson, et avec un twist : mis bout à bout, les quatre courts ont la durée d’un long métrage standard, que le spectateur, télécommande en main, peut assembler comme bon lui semble (les œuvres ne demandent pas d’ordre particulier de visionnage). Une nouvelle façon de regarder des films, en somme.