Reportée d’une année, la Biennale internationale d’art de Venise se tient dès le mois prochain. C’est Tina Gillen qui a les honneurs du pavillon luxembourgeois, qu’elle investit avec des peintures XXL aux «paysages incertains», mais aux résonances bien réelles.
L’œuvre de Tina Gillen n’est pas inconnue au Luxembourg. Ceux qui fréquentent les musées et galeries (Nosbaum & Reding l’a exposée à de maintes reprises) se souviennent sûrement de ces toiles en format réduit ou imposantes, débordant parfois du cadre pour s’incarner dans l’espace. Il y a aussi ces couleurs généreuses et cette vision partant de l’intime vers le monde, où il est souvent question de paysages, d’habitations pavillonnaires et de lieux liés aux loisirs (piscines, tentes…). «Une créativité exceptionnelle !», annonce sans détour Christophe Gallois, le commissaire de l’exposition «Faraway So Close» qui occupera sept mois durant les historiques Sale d’Armi de l’Arsenale, centre névralgique de la Biennale de Venise.
Mercredi, le projet a été dévoilé au Mudam, soutien de poids et fan de la première heure de l’artiste, comme en témoigne la présence dans sa collection de sa toute première pièce, Häusersequenz, qui remonte déjà à 1996. Plus proche, rappelons l’exposition monographique que lui a consacrée le musée («Playground», 2012). Déroulant un CV bien riche, avec quelques démonstrations qui comptent – notamment à Louvain et à Bruxelles, où elle réside –, Christophe Gallois en profite pour replacer l’évolution de Tina Gillen, affirmant en creux que la peinture reste un médium assez paresseux dans ses tentatives de mutation. Il parle ici de tableaux vivants qui, partant d’une image photographique, multiplient les ambivalences jusqu’à s’y perdre, entre «abstraction et figuration, composition et improvisation, profondeur et surface».
Les choses, dans notre cerveau, ne sont pas rangées comme dans une armoire à tiroirs
Impassible à ses côtés, l’artiste, 50 ans cette année, répondra au commissaire : «Les choses, dans notre cerveau, ne sont pas rangées comme dans une armoire à tiroirs.» Ou encore : «La matière de la peinture a son propre langage, qui m’échappe souvent (…) Le résultat est toujours inattendu, même s’il n’est jamais totalement aléatoire.» Une dernière réflexion qui pourrait aussi fonctionner pour justifier sa présence, d’ici un mois, à Venise, elle qui y a postulé à trois reprises. Ce qui fait dire à Sam Tanson, ministre de la Culture, également présente au Mudam : «Bien que sa renommée soit déjà forte, j’espère que la Biennale apportera un atout à sa carrière.»
Après quoi elle bloquera, un peu défaite, sur le titre de l’exposition qui lui fait penser à la guerre en Ukraine, si loin et si proche donc. Un réflexe à fleur de peau ces derniers jours, surtout pour le gouvernement. Saluons alors la délicate intention de Tina Gillen d’avoir gardé pour plus tard la peinture par laquelle le projet vénitien a commencé : Sunshine II, soit un soleil aux mille rayons ressemblant à une forte explosion (nucléaire?) soulignée d’épais traits noirs, qui chauffent le visage de ceux qui osent s’en approcher de trop près. Idem pour cet autre tableau, Arctic Forest II, à travers lequel l’artiste souhaite que «le spectateur puisse ressentir le vent glacial…».
La peinture ne se limite pas au cadre de la toile, c’est un objet dans l’espace
Oui, son travail se veut être une expérience visuelle et physique, procédé qui fonctionne seulement si «on trouve la bonne échelle». Selon elle, c’est même «la chose la plus complexe à réaliser !». Comme elle l’avait déjà fait au Mudam en 2012, avec une toile de vingt-deux mètres de long, Tina Gillen joue pour Venise, encore une fois, sur le format XXL et l’occupation totale, confirmant là cette philosophie qu’elle suit depuis des années et qui a amené son travail à grandir (dans tous les sens du terme) : «La peinture ne se limite pas au cadre de la toile, c’est un objet dans l’espace.» Elle précise alors son choix pour le pavillon : «Plutôt que d’opter pour une scénographie au sens classique du terme – la construction d’une architecture, de cimaises… –, j’ai souhaité travailler à partir de l’espace, avec lui.»
D’où ce questionnement qui l’obsède depuis que le projet est en route : «Comment intégrer mes peintures dans un tel lieu, avec sa charge historique et ses contraintes ?» Une réflexion qui fait sens, doublement même! D’abord, dans un pavillon luxembourgeois acquis cette dernière décennie à des artistes au vaste champ d’action (dans l’ordre, Catherine Lorent, Filip Markiewicz, Mike Bourscheid et Marco Godinho), il fallait que sa peinture ne soit pas figée. Ensuite, il aurait en effet été dommage d’ignorer toute la singularité des Sale d’Armi (dont les origines remontent au XVe siècle), et notamment leur usage passé en tant que lieu de stockage lié à l’histoire militaire de Venise.
J’essaie simplement de faire partie du monde et de le traduire. Je veux parler de mon temps
«D’emblée, ce lieu m’a interpellée», rassure-t-elle. L’idée d’entrepôt va donc faire son chemin et se matérialiser dans une imminente exposition où «les toiles seront plus stockées qu’exposées et bougeront au fil du temps», confie-t-elle. Autre envie qui va germer autour de cette mise en espace (et mise en scène) : imaginer un décor de cinéma, influence qui l’avait déjà conduite au titre de «Playground» (en hommage à une scène des Oiseaux d’Alfred Hitchcock).
Ce coup-ci, «Faraway So Close» ramène au film Si loin, si proche ! de Wim Wenders, suite des Ailes du désir où il est toujours question d’«ange qui descend du ciel et regarde l’univers tel qu’il est», résume Tina Gillen. C’est d’ailleurs tout le sens de son travail : «J’essaie simplement de faire partie du monde et de le traduire. Je veux parler de mon temps.» Ses relations, en tant que professeur depuis 2007 à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers (Belgique), avec de jeunes artistes ou étudiants, l’aident sûrement à mieux s’imprégner de l’actualité et des changements culturels en cours.
En tout cas, ses grandes peintures y sont ancrées pleinement, illustrant les quatre éléments (eau, air, feu, terre) – certes «difficiles à peindre» – pour mieux parler des «phénomènes naturels, des changements climatiques et de la crise environnementale». Avec au début et à la fin, une gêne qui interpelle : «Comment peindre le paysage à l’heure d’un monde abîmé ?» D’où la jolie expression de «paysages incertains» proposée par l’auteure française Marielle Macé pour définir son travail récent.
C’est un espace à la fois mental et concret
Mais alors, que faire face à ces folles agitations qui, comme le flux frénétique d’informations, secouent, submergent, déstabilisent? «Prendre du recul, réfléchir, se ressourcer, penser à ce qui est nécessaire pour soi et pour les autres», suggère Tina Gillen. Pour ce faire, et contempler le monde depuis sa bulle, on trouvera au cœur de l’installation du pavillon un élément sculptural, titré Rifugio, dont la forme a été inspirée par une maisonnette de bord de mer, inoccupée et mystérieuse, que l’artiste a observée sur la Côte d’Opale, dans le nord de la France, et a représentée dans une petite peinture sur papier titrée Shelter (2018).
Un élément central pour l’artiste : «C’est un espace à la fois mental et concret. Ce refuge est intimement lié à l’ici et au maintenant, il est ancré dans le présent et dans l’espace, alors que les peintures sont pour moi des projections, vers l’ailleurs, vers le passé ou vers le futur.» Elle conclut, définitive : «Tout le monde devrait avoir son refuge !» L’invitation à s’y abriter est sensible et ramène par ruissellement à l’étrange période pandémique. Mais elle tombe surtout à propos : la Biennale de Venise, empêchée justement par la crise sanitaire, durera cette année sept mois, et non six. Vu l’état du monde, on pourra s’y attarder ainsi plus longtemps. Ça ne sera sûrement pas de trop.
«Faraway So Close» Pavillon du Luxembourg (Arsenale, Sale d’Armi) du 23 avril au 27 novembre