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[Théâtre] Rachid Benzine, une voix qui éclaire


Rachid Benzine : «Aujourd'hui, on ne peut plus librement parler des juifs, des musulmans, de sexualité, de politique... Cette autocensure que l'on voit pointer est inquiétante. Le courage est nécessaire.» (Photo : Isabella Finzi)

Rachid Benzine est auteur et islamologue. Son premier texte, Dans les yeux du ciel, est une œuvre forte inspirée du printemps arabe en 2011. Il était hier à Esch-sur-Alzette pour superviser sa mise en scène. Rencontre.

Voici un petit texte, condensé, qui révèle une écriture puissante d’un auteur en devenir prônant l’écoute, la réflexion, la découverte, le partage avec l’autre. L’œuvre sensible d’un humaniste qui confie sa parole à Nour, prostituée et femme spirituelle en plein tourbillon révolutionnaire, celui du monde arabe. Une voix qui éclaire… et qui marque les chairs.

C’est le temps des révolutions dans le monde arabe. Une femme, Nour, «qui connaît bien les hommes», interpelle le monde. Elle incarne la condition des femmes du Machrek et du Maghreb. Elle est le corps du monde arabe. En elle sont inscrites toutes les mémoires douloureuses, tous les combats, toutes les espérances, toutes les avancées et tous les reculs des sociétés. À ses côtés, un garçon, Sliman, homosexuel militant, «son seul ami, son seul amant, son seul amour, qui croit dans les idées de la révolution».

Deux personnages qui, en ces temps de démocratie bancale et de peurs multiples, posent une question fondamentale : pourquoi nous sommes prêts à mourir, à mettre notre vie en jeu ? Dans les yeux du ciel est une plongée dans l’univers d’une prostituée qui se raconte, elle et son histoire, toutes deux prises dans le tourment de la grande Histoire. Son auteur, Rachid Benzine, islamologue franco-marocain, enseignant à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, signe là son premier texte dramatique, pièce qui sera mise en scène et présentée la semaine prochaine à Luxembourg, au Fundamental Monodrama Festival. Rencontre à Esch-sur-Alzette, dans la foulée d’une enrichissante répétition.

Comment vous est venue l’idée de ce texte « coup-de-poing » ?

Rachid Benzine : Le texte m’est venu des révolutions arabes. Quelque chose était en train de se passer de l’autre côté. J’en ai d’abord fait une nouvelle de six pages. Puis c’est devenu un monologue, car à mes yeux, la scène ouvre le champ des possibles. Et c’est le lieu de la transformation. En tant qu’universitaire, au niveau de l’analyse, on est dans la déconstruction. J’avais besoin de quelque chose qui relève du ressenti.

Et c’est là qu’est né votre personnage, Nour…

Je voulais montrer qu’il y a quelque chose de très féminin dans la révolution. À travers elle, et le lieu où elle exerce, j’interroge ce qu’il y a de plus intime dans une société, à savoir la sexualité et le pouvoir. C’est une vision qui part de la marge pour aller vers le centre : chez elle, elle reçoit la population, du gouverneur à l’islamiste en passant par le journaliste américain. Le monde arabe passe au travers du corps de cette femme. Il a connu le processus de décolonisation à travers sa mère. Il subit désormais la révolution, l’arrivée des islamistes au pouvoir… Et elle nous jette tout cela à la figure, sans ambages!

Cette déconstruction, est-ce un terme essentiel pour vous ?

Il constitue tout mon travail, à savoir transgresser et déplacer nos questionnements pour inquiéter nos certitudes. Nous en avons trop, sur nous-mêmes et sur les gens de l’autre côté de la Méditerranée.

L’écriture de Dans les yeux du ciel a dû être différente de celle universitaire, à laquelle vous êtes habitué.

Tout à fait. Je ne me suis jamais senti aussi libre qu’en écrivant ce texte-là. Je voulais qu’il n’y ai pas de tabous, ni sur la sexualité ni sur le fait que ce soit une prostituée qui prie, ni sur le fait qu’elle interpelle Dieu pour lui dire : « Comment pourrais-je te louer avec la vie de merde que tu m’as offerte? » Bref, parler de tout ouvertement, de la notion du destin, de la hiérarchisation des pouvoirs… Si je vais vers le théâtre, ce n’est pas pour m’adresser à mes pairs dans un souci de rigueur et d’objectivité. Non, je voulais une parole qui percute, des mots puissants qui mettent mal à l’aise. Car c’est l’humanité qui se joue ici. J’ai envie que les gens se demandent : « Et si c’était moi? Et si c’était nous? »

La société que vous décrivez est tout emplie de frustration…

Dans un société complètement normée avec un interdit fort, tout reste possible à condition que ça reste caché. Tout existe, mais il y a décalage entre ce que nous percevons, par exemple en Occident, et la réalité qui n’est pas relayée ni médiatiquement, ni culturellement ni éducativement. C’est le refus d’une société à se regarder elle-même. D’où cette prostituée qui, comme les autres de sa condition, a le secret des sociétés et des hommes. Il n’y a rien de nouveau à cela.

C’est une rebelle…

Oui, elle est debout, et va jusqu’au bout de ces convictions. Elle n’a pas de problème avec ce qu’elle fait. Elle ne hait pas ses clients, elle a même de la tendresse pour les hommes. Elle voit dans quels mensonges ils sont… C’est pourquoi, animée d’aucune colère, elle a une vision éclairante. « Nour » signifie, en arabe, la lumière lunaire. Quand il fait nuit, c’est elle qui nous guide sur les chemins sinueux menant à la liberté. Malheureusement, celle-ci a un prix, et il n’y a pas de liberté sans sacrifice.

Était-ce difficile de se mettre dans la peau d’une femme ?

(Il réfléchit longuement) Je ne sais pas, mais c’est ce que j’ai voulu faire de suite. C’est cette part de féminité que l’on a en nous qui est sûrement la plus subversive. C’est cette part qui amènera les changements de demain. Sans cela, le système pyramidal continuera à s’autoentretenir.

Est-ce pour cela que vous parlez de révolution culturelle, avant de révolution politique ?

Tout à fait. Il n’y a pas de révolution politique sans révolution culturelle. Il n’y a pas de révolution culturelle sans révolution artistique. Il n’y a pas de révolution artistique sans révolution du corps. Au bout d’un moment, il faut que les gens s’approprient leur corps. Il y a un besoin fort de la construction de la subjectivité de l’individu. Nour, dont le corps et sa sexualité lui appartiennent, est une femme libre. Elle n’est une courtisane pour personne, ni même pour Dieu. Elle a, dans son attitude, la figure d’une tragédie grecque. Le visage d’une minorité qui, quand elle s’exprime sans retenue, interroge nos normes et valeurs. Elle met à nu tout ça.

Votre texte est très cru, violent. Vu qu’aujourd’hui, dès que l’on dit quelque chose, on se fait attaquer, avez-vous, personnellement, fait l’objet d’intimidations ?

Je n’ai jamais pensé à cela. Le courage est nécessaire. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on a peur de tout. Bientôt, on craindra notre propre ombre. On ne peut plus parler des juifs, des musulmans, de sexualité, de politique… Cette autocensure que l’on voit pointer est inquiétante. Alors que pour moi, si il y a bien un espace où l’on peut dire les choses librement – et avec responsabilité –, c’est bien celui du théâtre et du spectacle vivant. Il faut libérer la parole, donner à entendre. Au commencement est le verbe, et c’est une expérience à vivre dans sa chair. Bon d’accord, ça sonne un peu chrétien tout ça (rire).

Vous poursuivez d’ailleurs sur le verbe avec un second texte, Lettres à Nour…

Il sera publié à la rentrée aux éditions du Seuil. C’est une correspondance entre un philosophe-islamologue et sa fille qui est partie rejoindre Daesch. Alors qu’il lui a donné tous les outils critiques de la modernité intellectuelle, elle finit quand même par succomber aux sirènes de l’extrémisme. Derrière ce texte, une question qui me taraude : « À quoi sert la pensée quand elle ne peut pas sauver les siens ? »

Entretien avec Grégory Cimatti

Dans les yeux du ciel est mis en scène par Joël Delsaut (Ici & Maintenant), avec Valérie Bodson, dans le rôle de Nour, et Amina Annabi (chant). www.icietmaintenant.lu