Au départ monologue, Le 20 Novembre devient une pièce à trois voix au TOL. Un collectif qui replonge dans la solitude – et les mots – du jeune Sebastian Bosse, seule victime d’une tuerie qu’il a voulu commettre dans son lycée en 2006.
Depuis deux décennies, l’Europe connaît son triste lot de tueries dans les écoles, phénomène jusqu’alors observé outre-Atlantique. Encore il y a quelques jours, en Russie, un étudiant a ainsi tué six personnes et fait au moins 28 blessés. Samedi, en France, la police a arrêté un jeune homme voulant s’attaquer à son ancien lycée. Les scènes sont souvent les mêmes : entièrement vêtus de noir et équipés comme des militaires, ces jeunes tueurs frappent le plus souvent aveuglément.
Les réactions publiques se répètent elles aussi en boucle : on réclame – à juste titre – un meilleur contrôle des armes à feu, quand on n’impute pas bêtement la culpabilité de cette folle violence aux jeux vidéo. Mais la société, notamment à travers l’éducation, n’a-t-elle pas sa part de culpabilité? «Collectivement, on est tous un peu complice», soutenait ainsi le réalisateur Justin Kurzel, qui avec Nitram (film auréolé au dernier festival de Cannes), ramène l’Australie à de douloureux souvenirs, ceux de Port-Arthur, théâtre en 1996 d’un carnage encore à vif.
Un constat que partage Véronique Fauconnet, directrice du TOL, à l’heure où son théâtre s’apprête à retrouver son public avec la pièce Le 20 Novembre. Une œuvre qui rappelle elle aussi un triste fait divers, survenu il y a quinze ans. Sebastian Bosse, lycéen d’Emsdetten (Allemagne), âgé alors de 18 ans, fait irruption parmi ses camarades et ses professeurs. Il tire. Il blesse. Neuf personnes, élèves comme professeurs. Il se tue, et sera heureusement la seule victime de cette expédition punitive. Mort, il l’était déjà. Rejeté, mal aimé, moqué, comme en témoigne son journal intime et des vidéos postées sur le net. «Tout ce que j’ai appris à l’école, c’est que je suis un perdant (…) Je hais les gens», écrit-il.
Deux ans plus tard, le metteur en scène et poète suédois, Lars Norén – décédé en début d’année du covid – décide d’en faire une pièce. À sa manière. Sans pathos ni sensationnalisme, mais sans retenue non plus, comme le prouvent d’anciennes œuvres traitant frontalement de la violence physique et sociale (Les Démons, La Veillée, Sourire des mondes souterrains). «Son théâtre est cruel, lugubre, mais très vrai! C’est comme un éclair : il aime frapper et éclairer en même temps!», dit le comédien Jérôme Varanfrain, qui a déjà eu l’occasion, par le passé, de se frotter aux «textes puissants» de cet auteur.
Il le retrouve aujourd’hui, en compagnie de deux compères de jeu : Aude-Laurence Biver et Mika Bouchet-Virette. Au départ calibré pour le monologue, Le 20 Novembre devient donc une pièce à trois voix au TOL. Véronique Fauconnet, à la baguette, s’explique : «Pour moi, c’est avant tout un cri de douleur, poussé à tout moment. Une rage, une colère. Je pense que l’on a tous en nous, bloqué ou blotti, une part d’adolescent. Mais comment la transforme-t-on? Est-ce qu’elle nous bouffe? Au contraire, arrive-t-on à l’apprivoiser?»
Soulignant «l’universalité» de l’œuvre, elle avoue, si elle en avait eu les moyens, avoir voulu mettre encore plus de monde sur scène. Limitons-nous à «cette bête à trois têtes» qui, dans une alternance déjà bien maîtrisée, souligne le choix judicieux de la metteuse en scène. Jérôme Varanfrain : «J’ai l’impression que ce jeune garçon a vécu trop vite les choses, comme si le grain était mort avant de s’épanouir. Il est à la fois jeune et vieillard. D’une certaine manière, il n’a pas d’âge, pas de sexe. Une sorte d’embryon, d’ectoplasme.»
Mika Bouchet-Virette, qui fait au TOL ses débuts professionnels sur les planches, voit dans cette réunion un aspect pragmatique : «Je ne pense pas être capable de porter un tel texte tout seul. Ça aide d’avoir deux acteurs expérimentés à ses côtés!». Tous, d’une même voix, reconnaissent en tout cas deux choses : d’abord une écriture qui marque en profondeur, comme un fer rougeoyant. «Ce texte m’habite depuis que je l’ai lu. Je le vois partout! C’est la première fois que ça m’arrive», raconte Aude-Laurence Biver, vite relayée par Véronique Fauconnet : «Il n’a pas une nuit où je n’ai pas des phrases qui me reviennent».
Ensuite cette empathie qu’il partage pour Sebastian Bosse, malgré ses pensées funestes et son passage à l’acte. Toujours Aude-Laurence Biver : «Il a compris des choses très vite, très tôt, sur la société, mais ses moyens pour le dire sont puérils, naïfs. Je comprends sa réflexion. Si quelqu’un lui avait tendu la main, il aurait pu transformer sa colère.» Idem pour Mika Bouchet-Virette, qui parle de «sentiments avec lesquels on peut compatir» et Jérôme Varanfrain qui voit dans les écrits laissés par le lycéen une forme de réprobation. «Il pointe des choses qui ne vont pas», dit-il.
Se dessine alors un être solitaire rejeté par les autres, qui se définit comme un «raté depuis la primaire». Bien qu’il ait choisi de se couper de «l’humanité», ses questionnements sur le harcèlement, l’éducation, la scolarité «interrogent la société toute entière», fait remarquer Véronique Fauconnet. Dans ce sens, la pièce, avec ce trio se renvoyant la balle, avance des pistes de réflexion sans jamais trancher la question. Aux spectateurs de les recevoir, car ils ne pourront pas les esquiver… «On s’adresse au public tout au long de la pièce, précise Jérôme Varanfrain. On joue avec lui, on va le chercher. Ce n’est pas quelque chose d’habituel. À vivre, c’est très fort!»
Comme le rappelle encore Aude-Laurence Biver, «ce n’est pas le fait divers qui est important : c’est ce qui mène au geste, la réflexion qu’il y a derrière». D’où le choix de la metteuse en scène d’éviter un côté «voyeur», et par prolongement, de privilégier l’épure (en ce qui concerne la scénographie, le son et les lumières) et la poésie (dans le contenu et la forme choisie). Sebastian Bosse tendra donc une nouvelle fois sa main «depuis les abysses», pour être entendu, à défaut d’être sauvé. Une nécessité pour Jérôme Varanfrain, qui emprunte les mots de l’auteur suisse Valère Novarina pour conclure : «Si les acteurs n’acceptent pas de porter le masque des monstres, qui le fera?»
Le 20 Novembre
TOL – Luxembourg.
Première demain à 20 h.
Jusqu’au 29 octobre.
Le théâtre de Lars Norén est comme un éclair : il aime frapper et éclairer en même temps!
Ce texte m’habite depuis que je l’ai lu. Je le vois partout! C’est la première fois que ça m’arrive
L’histoire
Il y a 15 ans, le 20 novembre 2006, Sebastian Bosse, étudiant de 18 ans, tirait à bout portant sur les élèves et les professeurs de son école en Allemagne, avant de mettre fin à ses jours. C’est en s’appuyant sur le journal intime de ce lycéen que Lars Norén écrit ce monologue électrique à la première personne, une critique acerbe du système tant social qu’éducatif où chaque mot, chaque geste, tend inéluctablement vers le drame. Entre rage, folie et révolte, la pièce confronte le spectateur à ses propres choix dans un face-à-face, une lutte ultime.
Grégory Cimatti