L’annonce de la prolongation des mesures sanitaires par le Premier ministre, mercredi dernier, a été suivie avec beaucoup de déception et un peu de colère au Kinneksbond, où l’on répétait deux courtes pièces… sur le virus.
Dans la salle du Kinneksbond, les mesures de distanciation sont rigoureusement respectées, qu’importe qu’il n’y ait qu’une poignée de personnes présentes : à chacun son siège et, puisque l’espace le permet, souvent plus de deux mètres de distance entre chacun. Sur les planches, la comédienne Valérie Bodson retravaille son texte avant le filage, et en attendant l’arrivée de l’auteur du Monologue de la vieille reine, Ian De Toffoli, qui ne tarde pas à entrer en scène. Malgré les plaisanteries et une bonne humeur de façade, l’atmosphère générale étouffe une résignation accablante. Quand la lumière s’éteint et que Valérie Bodson récite les premières lignes du monologue, il est presque 16h30 ce mercredi 9 décembre : à peine une heure plus tôt, lors d’un point presse, Xavier Bettel annonçait la prolongation des mesures sanitaires et, avec elles, la fermeture, pour un mois encore, au minimum, des théâtres, centres culturels et cinémas.
La pièce qui est répétée est l’une des commandes des Théâtres de la Ville de Luxembourg et du Kinneksbond pour le projet solidaire Connection. Un projet, à la base, conçu pour célébrer le retour du public dans les théâtres en mettant en avant, donc, huit productions spécialement créées pour l’occasion, pour laisser aux artistes le soin de commenter la crise en reflétant la diversité linguistique du Luxembourg. Ainsi, au Monologue de la vieille reine succèdera Marguerites, de Tullio Forgiarini. Mais si les équipes restent focalisées sur leur travail, elles savent aussi que la date initiale de représentation, d’abord prévue au week-end dernier (les 11 et 12 décembre), n’allait pas pouvoir être respectée.
Depuis la scène, dans les premières minutes du Monologue, Valérie Bodson ne tarde pas à faire entendre le mot le plus prononcé de l’année. «Virus». «Ce vi-rus», prononce la comédienne, décomposant les deux syllabes comme pour souligner, après l’avoir tellement entendu, que l’on oublie à quel point il est laid, pénible à prononcer. La «vieille reine» qu’elle incarne est une régente fatiguée au sortir d’une crise sanitaire qui, dans la vraie vie, était il y a un an encore de la science-fiction. Pendant trente minutes, elle passe en revue les effets du virus sur sa vie publique et privée, sur les décisions prises par son roi de mari pour le bien de la population, les erreurs et les regrets des dirigeants, dérives totalitaires comprises. «Très souvent, dans le texte, il s’agit de bribes réelles de discours, indique Ian De Toffoli. Il ne s’agit pas d’un collage de choses glanées à droite à gauche, mais le texte incorpore des fragments de discours tenus par différents dirigeants européens au moment des deux confinements.»
Le résultat est aussi effrayant que drôle. Si tout ce que l’on vit depuis neuf mois est déroulé, non sans une ironie délicieuse, avec une justesse impeccable, c’est aussi parfois involontaire. «Il y a tellement de choses que l’on n’imaginait pas quand Ian a écrit le texte en août», souligne la metteuse en scène, Daliah Kentges. «Quand on parlait de couvre-feu à ce moment-là, c’était pour souligner le grotesque de la situation», cite-t-elle en exemple. «Je n’aurais jamais imaginé qu’il y ait vraiment un jour un couvre-feu en Europe dans un temps de non-guerre, ajoute l’auteur de la pièce. J’ai pensé que ce serait vraiment marrant et hyperbolique de mettre ça dans le texte… Et toc ! (Il rit.) À peine six mois plus tard…»
Alors que l’équipe du Monologue passe le relais à celle de Marguerites, arrive Rhiannon Morgan, qui salue rapidement et de loin toutes les personnes présentes avant de filer se changer. L’une des deux comédiennes de la pièce de Tullio Forgiarini est aussi et surtout connue au Luxembourg comme danseuse, une autre profession mise à mal par la pandémie et les restrictions sanitaires. La preuve : elle a joué début novembre au Trois C-L une version de sa création solo, AdH(A)rA, devant une salle comble… de douze personnes. «Je crois que le pire dans cela, c’est que le public a dû tout de suite évacuer les lieux, la représentation à peine finie, la laissant toute seule sur la scène. Quelle sensation horrible ça a dû être !», raconte la metteuse en scène Aude-Laurence Biver. Et de poursuivre : «En plein milieu des répétitions, les théâtres ont fermé. Il est très difficile de continuer, de chercher à avancer, tout en sachant qu’il n’y aura peut-être rien et que ça ne se fera jamais. C’est typique à la période. Normalement, un spectacle, ça ne s’annule jamais. De toute ma vie, je n’ai jamais vu ça. Et là, d’un coup, on nous montre que tout peut s’arrêter, mais surtout que ça peut se décider en cinq minutes !»
La politique se permet des choses qui ne relèvent pas de ses capacités, comme fermer des lieux culturels (…) Ce n’est pas là que les gens se contaminent (Ian de Toffoli)
Dans sa pièce, Tullio Forgiarini imagine deux personnages féminins confinés ensemble, Marguerites touche moins à la thématique du Covid qu’à d’autres sujets très ancrés dans l’actualité, et qui croisent, inévitablement, la présence du virus. Un indice : le diminutif du prénom Marguerite est Greta… Si vous voyez où la pièce veut en venir, elle risque cependant de vous surprendre. Pour Aude-Laurence Biver, «il y a une phrase de Simone de Beauvoir qui résume la pièce : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que le droit des femmes soit remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis, vous devrez rester vigilantes toute la vie durant. »» «Il s’agit de liberté d’expression, de liberté d’être et la manière dont on est façonné, mis dans une case», ajoute l’auteur, qui avait à cœur d’écrire une pièce éminemment politique, tout en étant «très allégorique», portée par la présence sur scène et les corps de Marie Jung et Rhiannon Morgan.
«La pandémie accentue les inégalités, note Tullio Forgiarini, elle fait ressortir ce confort émoussé. On voit aujourd’hui que tout cela est un vernis : on fait un effort pour les femmes, mais ce n’est pas encore ancré profondément dans les consciences, surtout masculines. En réalité, c’est un luxe que la société voudrait se faire. Aujourd’hui, on rebascule plutôt dans la direction de The Handmaid’s Tale.»
Sans livre, sans musique, sans séries, qu’auraient fait les gens pendant les mois de confinement ? (Aude-Laurence Biver)
Les styles et les tons diffèrent, mais Le Monologue de la vieille reine et Marguerites sont deux pièces qui se montrent très politiques. Et laissent paraître en filigrane le goût amer que la fermeture des lieux de culture leur laisse. «La politique se permet des choses qui ne relèvent pas de ses capacités, soutient Ian De Toffoli. J’entends bien sûr par là fermer des lieux culturels, alors qu’il avéré que ce n’est pas là que les gens se contaminent.» Comme exemple, il cite Macron («Nous sommes en guerre») et Xavier Bettel, «qui parle à la population comme s’il s’agissait d’enfants qu’on montre du doigt et qu’on responsabilise en disant : « C’est votre faute car vous avez fait ceci ou cela »». «Dans des discours pareils, la dérive totalitaire n’est plus très loin», ajoute-t-il. Examinant la disposition de la salle, Tullio Forgiarini, lui, dénonce une «injustice» des politiques envers les gens de théâtre, «alors que quand on voit les centres commerciaux…»
Mais, de Jérôme Konen, le directeur du centre culturel, aux artistes présents ce jour-là, tous ne peuvent que constater dans un silence affligé, une fois de plus, que la culture n’a que trop peu de grâce face aux décisions gouvernementales. Et la crainte d’Aude-Laurence Biver de travailler «dans le vide» de se matérialiser une nouvelle fois. La metteuse en scène souligne, en citant l’actrice française Ariane Ascaride, que «le mot culture n’avait pas été prononcé une seule fois durant le discours de Macron». C’est l’âme d’un pays qui s’envole. «Mais sans livres, sans musique, sans séries, qu’auraient fait les gens pendant les mois de confinement ?» Au vu de ce qui est répété sur scène, personne ne manque de remarquer l’ironie de ce manque de considération; l’un des thèmes de cette commande de textes n’était-il pas, d’ailleurs, «hymne aux oubliés de la crise» ? Alors tout ce qu’il reste à espérer, selon Tullio Forgiarini, est que «pour les 6 et 7 février (NDLR : les nouvelles dates de représentation), ces pièces se fassent».
Valentin Maniglia